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Jean Ortiz

 

L'intervention populaire en Amérique latine

 

 

 

 

 

 

 

Rencontre de la Pensée Critique du 23 octobre 2014 :

 

"C'était haut en couleurs !", entends-je dans la foule en sortant de la conférence. Ou encore : "La conférence m'a plu, et le conférencier aussi ! On avait l'impression d'être avec un guerillero". Jean Ortiz, c'est peu de le dire, ne laisse pas indifférent. Généreuse toison poivre et sel bouclée pointant hardiment tous azimuts. Verbe chantant et bondissant. Idées flamboyantes. Et ce je ne sais quoi, message subliminal, qui, de temps en temps, nous fait entendre : "retenez-moi ou je fais un malheur !"... Mais c'est que nous on n'a pas du tout envie de le retenir !

 

 

Le conférencier nous prévient d'emblée : pas d'exotisme révolutionnaire, pas de modèle ; mais, en même temps, l'Amérique latine nous montre que "si se puede", oui on peut. On peut essayer de dépasser le néolibéralisme et le capitalisme. Engager des processus qui produisent des valeurs nouvelles, non marchandes, non capitalistes. Mais cela ne peut se faire que dans le cadre d'une lutte des classes acharnée. Podemos. Pas modèle l'Amérique latine, mais laboratoire d'idées. La meilleure façon d'en être solidaire c'est de se battre ici en France. Podemos. Mais... mais, cette Amérique latine vit depuis quinze ans, ainsi que le dit Correa ("mon ami Correa"), un changement d'époque, et pas simplement une époque de changement : l'impérialisme américain, qui s'est rendu compte qu'il était en train d'y perdre la main, est de retour dans "son arrière-cour" comme il l'appelle.

 

Pour comprendre, il faut partir de ce que disait Chavez (le guerillero prononce : Tchavess'). Il a eu le mérite, à un moment donné, en janvier 2005, de dire : les forums sociaux mondiaux ça suffit, arrêtons de tourner en rond ! Les étoiles, il faut les désigner ; et il a réhabilité un "gros mot", le socialisme. Un socialisme du XXIè siècle, qui n'a rien à voir avec le soviétisme, qui a oublié l'homme ; dans lequel il faut mettre la pensée du "vieux barbu", la cosmogonie des peuples indigènes, la théologie de la libération1. Il faut y mettre aussi la pensée des libertador, c'est-à-dire concevoir la révolution comme endogène. Il n'y a pas de modèle à copier. Chaque pays doit puiser dans son histoire. Chavez se référait énormément à Bolivar, disant qu'il faut terminer son oeuvre, c'est-à-dire construire une nation et pas se contenter de prendre la place des élites blanches. Bolivar est un réformateur social. Conscient de l'identité latino-américaine, -identité faite de mélanges bien entendu, -il donne à son projet une dimension continentale. Ce socialisme, disait Chavez, n'existe nulle part, il faut le construire. Quand Chavez parle socialisme, d'autres, dans d'autres pays, parlent de révolution citoyenne, de socialisme communautaire, d'écosocialisme. Ce sont des chantiers ; aucun processus ne ressemble à un autre.

 

Dans tous ces pays, les résultats aux élections ont traduit des rapports de forces construits dans les luttes, des situations insurrectionnelles. Contre la dollarisation de l'économie. Contre les politiques néolibérales. Contre la privatisation de l'eau, des mines, du gaz. Combien de présidents a-t-on vus, obligés de fuir leur pays en catastrophe ? Tous ces pays résistaient à la "thérapie de choc" préconisée par le "consensus de Washington" et mise en oeuvre par le "poker du mal" : FMI, OMC, Banque mondiale, etc. "Tous des suceurs de… de sang" (rires). Les peuples ont dit "Trop c'est trop". Soulèvements populaires. Effondrement des partis traditionnels. Emergence d'organisations sociales nouvelles. Constituantes. Tout cela commence avec l'élection de Chavez2 en 19983. En 2002, Lula est élu au Brésil. En 2003, Nestor Kirchner accède au pouvoir en Argentine. En 2005, le sommet des chefs d'Etat d'Amérique latine, sous l'impulsion de Lula, Kirchner et Chavez, envoie au diable l'ALENA. No Pasara ! Formidable échec stratégique pour les Etats-Unis ! La même année, Evo Morales est élu pour la première fois en Bolivie. 2007, basculement de l'Equateur. La même année, Cristina Kirchner succède à son mari.

 

Question que doivent se poser tous ces pays : que fait-on ? Que met-on à la place de ce qui existe ? Doit-on s'adapter au système ou commencer la recherche de nouveaux paradigmes politiques ? Les mouvements sociaux décident de construire une alternative d'en bas, avec le peuple, avec tout le monde ; et, en tant que mouvements sociaux, de se donner un débouché politique, de participer à la construction nouvelle, sans aliéner leur indépendance. C'est ainsi que naît, de façon pyramidale, en Bolivie par exemple, un Evo morales collectif. Et on gagne parce qu'il est peuple ! C'est le peuple qui gagne4 ! Là, le guerillero a la moutarde qui monte au nez… Au Brésil, Lula va voir Fidel Castro. En Europe on a du mal à comprendre cela, mais en Amérique latine les gauches, bien qu'étant extrêmement diverses et variées, sont très articulées. Il y a un continuum entre les gauches. Il y a de la complicité, de l'affection et de la confiance entre Lula, Dilma, Chavez, Kirchner, Maduro, Morales5. "Génération ex-tra-or-di-nai-re de leaderscatalyseurs de points de convergence". La révolution cubaine n'est pas possible sans Castro. Une montée de l'indianité, également ; et non, comme disent certains, un réveil de l'Amérique latine, ce qui suggère que pendant des siècles elle aurait sommeillé. Après avoir embrassé l'Amérique latine en perspective cavalière, Jean Ortiz passe à de brèves analyses pays par pays.

 

 

 

Vénézuela - Ce qui est important c'est les communes, los communes, c'est-à-dire que tout est fait en bas. Budget participatif. référendum révocatoire de mi-mandat à tous les niveaux. Démocratie participative, protagonique comme ils disent. Vers le socialisme. Ces communautés de base sont impliquées dans la gestion de l'eau, de l'environnement, la protection de la biodiversité, la gestion des terres urbaines. Avec des moyens de l'Etat. C'est très décentralisé. Le peuple prend directement en main les affaires. Auto-gouvernement. En même temps, l'Etat est encore capitaliste, bourgeois, corrumpu. Des éléments de rupture coexistent donc avec cet Etat bourgeois qui voit dans les communes une fabrique de communisme et de communistes.

 

Bolivie - La constitution prévoit le droit et le devoir de participation et de contrôle social du peuple. La population participe à tous les débats stratégiques. C'est lent, mais qu'est-ce que c'est efficace ! Ça tient parce que les pauvres sont visibles ! Evo Morales président : enfin un indien président dans un pays d'indiens ! Mais ils ne tombent pas dans l'indigénisme. A Sanra Cruz, la province blanche et riche, Evo Morales était en tête aussi lors de la récente élection présidentielle. Pourquoi ? Parce qu'il est un gage de stabilité. Fini la valse des responsables. Cette intervention populaire repose sur le mouvement indien, le mouvement paysan, les mineurs, les syndicats.

 

Équateur - Ils ont une philosophie fabuleuse : la buena vida, la vie bonne, la vie belle. Comme dit Généreux : plus de bien et moins de biens ; la vie en harmonie, en communauté ; sans rupture, en équilibre ; un anti-productivisme de gauche. Il ne s'agit pas d'en faire un modèle, mais une source d'inspiration possible. Il y a d'autres pistes. Cela inspire beaucoup Mélenchon. Joint à cela, la révolution citoyenne : assemblées des mouvements paysans, indiens, des mouvements sociaux. On y discute les propositions. La démocratie ce n'est pas seulement voter de loin en loin. La constitution prévoit des espaces de débat. Les conseils sont nombreux. La planification se veut participative. Quand il y a un problème, on organise une consultation populaire. Mais il ne peut pas y avoir de démocratie dans la pauvreté. Ils sont en train de construire un Etat plurinational. Attention : tout cela ne fonctionne pas parfaitement. Le pays tend vers ce qu'on vient de dire.

 

Bolivie - cf. supra.

 

Cuba - Ça fonctionnait sur le pouvoir populaire mais qui, aujourd'hui, est fatigué, émoussé. Mais ça tient quand même. Et pas par la contrainte : il n'y a plus un prisonnier politique. L'URSS a implosé et Cuba est toujours là. Ça veut dire que ce n'est pas un petit morceau du bloc de l'est, une espèce de goulag tropical ! Ça tient avec un blocus qui a coûté 750 milliards de dollars en 50 ans. Ça tient parce que ça repose sur un peuple et une histoire. Ils essaient de réactiver le pouvoir populaire, ce qui n'est pas facile parce qu'il y a une bureaucratisation très importante ; de donner un rôle plus important à l'assemblée nationale. Quand Fidel ne sera plus là, le chef de l'Etat ne fera que deux mandats de cinq ans. Rarement une expérience politique dans le monde aura été aussi mal comprise, aussi calomniée ! Mais elle est le fruit d'une histoire. Trois guerres d'indépendance ! Si Cuba avait débarqué dans les fourgons de l'Armée Rouge, elle se serait effondrée depuis longtemps !

 

Ce qu'ils essaient de faire c'est d' "adapter le modèle" ; soyons clairs : il s'agit d'introduire des mécanismes de marché. Mais Jean Ortiz tient qu'on assiste à Cuba non à un changement de modèle mais à des changements dans le modèle. Ces changements, d'ailleurs, ne correspondent pas à ce que voudraient les Etats-Unis et leurs affidés. Une chose est sûre : à Cuba on est à la fin d'un cycle. La révolution cubaine ne pourra se réinventer qu'en se dotant de contre-pouvoirs : contrôle ouvrier, etc. Raoul Castro est dans cette optique. Le "vieux" laisse faire, ne dit rien, même s'il est à peu près certain qu'il n'est pas d'accord.

 

Brésil - Ils ont redistribué : 37 millions de personnes tirées de la grande pauvreté ! Ce n'est pas rien ! La politique extérieure est anti-américaine, pour un monde multipolaire. Les sommets latino-américains, aujourd'hui, se font sans les Etats-Unis ! Mais ils n'ont pas touché au système ; il n'y a pas eu de réforme de structures.

 

 

 

Et le guerillero assène : tous ces gens-là sont restés simples ! On pourrait être tenté de dire qu'ils font peuple. Mais ils ne font pas peuple ! Ils sont peuple ! Ils sont pueblo ! Ils ont une éthique ! "Pépé"6 renonce à 90% de son salaire et continue de cultiver ses roses avec son gros pull ! Certains d'entre eux ont fait de nombreuses années de prison et ont été torturés ! La campagne haineuse contre Dilma l'insupporte !

 

Calmos. On se calme. Il y a un bilan qui est contrasté. C'est compliqué. Les gens sortis de la pauvreté, ayant accédé aux couches moyennes, peuvent oublier d'où ils viennent… ; la lutte des classes est extraordinaire ; la violence est toujours prête à surgir ; qui aurait su, si L'Huma et l'Huma dimanche n'en avaient pas parlé, qu'au Mexique 43 étudiants ont été assassinés et sans doute jetés dans une fosse commune par des policiers et/ou des narco-traficants ? Ah, par contre, les émeutes à Caracas, on en a entendu parler jusqu'à plus soif ! Et il faut aussi gérer le traité transpacifique (leur TAFTA à eux), le projet de plus grande zone de libre-échange au monde ; ils veulent coincer l'Amérique latine entre le TAFTA d'un côté et le traité transpacifique de l'autre ; Washington reprendrait ainsi la main ; tout cela, on s'en doute, se faisant dans le secret le plus total, éventé seulement par l'Huma.

 

Le guerillero veut encore dire, après "cette conférence tout à fait décousue" (rires)... "pas décousue, non : c'est du réalisme magique"... Que veut-il encore dire : qu'il y a une lutte des classes extraordinaire qui se mène, dans laquelle les américains sont partie prenante… que les changements sont possibles s'il y a une volonté politique et que les peuples sont en mouvement… que l'Amérique latine reste à découvrir.

 

 

 

Daniel Amédro

 

1 Jean Ortiz rappelle au passage ce que disait Oscar Romero, Archevêque catholique de San Salvador, au Salvador : "Quand j'aide un pauvre, je suis un saint ; quand je lui explique pourquoi il est pauvre, je suis un dangereux communiste". Il se souvient aussi d'une nuit à La Havane avec Ernesto Cardenal, un des plus grands poètes d'Amérique latine, ministre de la culture du gouvernement sandiniste, qui se présente à lui comme chrétien et marxiste : "Je fais une synthèse poétique" dit-il à Jean Ortiz.

 

 

2 Chavez qui, à l'époque, est pour la 3è voie ; ce n'est que progressivement qu'il va se radicaliser.

 

 

3 Avant l'élection de Chavez, il y a eu en 1994 le soulèvement des indiens au Chiapas avec le sous-commandant Marcos. Ces gens disent - à l'inverse de Fukuyama - que l'histoire n'est pas terminée ; que le capitalisme n'est pas l'horizon ultime de l'humanité. Au même moment se mettait en place l'ALENA, zone de libre échange de l'Alaska au Mexique. Entreprise de recolonisation du continent par les américains, en fait. Ortiz appelle cela "Le mariage de la sardine et du requin"

 

 

4 Evo Morales est élu trois fois de suite au 1er tour...

 

 

5 Et cela va jusqu'à des actes forts : Chavez a aidé très concrètement l'Argentine quand elle en a eu besoin.

 

 

 

6 José Mujica Cordano, président de l'uruguay depuis 2009, est surnommé "Pépé Mujica".