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Frédéric Boccara
Coût du travail, coût du capital


Compte rendu paru en deux parties dans le nº 27 du Patriote (11 au 17 avril) et le nº 29 (25 avril au 1er mai)
Coût du travail, coût du capital : réduire le coût du capital pour accroître les dépenses d'expansion sociale
L'humain d'abord quoi !

Le 27 mars, la Rencontre de la Pensée Critique des Amis de la liberté avait pour thème "Coût du travail, coût du capital", et le conférencier était Frédéric Boccara, docteur en économie, administrateur de l'INSEE, maître de conférences à l'Université de Paris 13.  Il fait aussi partie des économistes atterrés.
Le conférencier, qui est très conscient de la complexité de son sujet, sollicite d'entrée de jeu l'attention de son auditoire et promet à la fois de faire œuvre de "pédagogie", comme on dit, et de fournir tous les chiffres qu'il va citer. Je suis tenté de faire de même avec vous, chers lecteurs : calez-vous bien dans votre fauteuil et mobilisez toute votre capacité d'attention.
Frédéric Boccara pose tout de suite l'idée centrale de son propos, sur laquelle il va revenir souvent : il s'agit de réduire le coût du capital. Pas pour le plaisir de le réduire, bien sûr, mais pour créer les conditions de l'accroissement des dépenses de développement social. Les deux choses sont étroitement liées. Il appelle cela "marcher sur ses deux jambes". C'est "une Bastille à prendre". Cette question donne lieu, dit-il, à une formidable bataille d'idées où sont engagés non seulement le patronat, mais aussi les médias, les économistes, le monde du travail. Le patronat fait preuve d'une ténacité remarquable sur ce sujet, et depuis longtemps. Dès les années 80, en effet, Yvon Gattaz, père de Pierre, donnait la charge contre les cotisations sociales responsables du niveau trop élevé du coût du travail. Les médias dominants illustrent incessamment, du matin au soir, la cherté du coût du travail en France par rapport à l'Allemagne. Quant aux économistes, ils s'affrontent depuis au moins quarante ans autour de cette question, depuis qu'en 1974 est parue une fameuse étude de l'INSEE, la "Fresque historique du système productif", qui montrait que la crise avait commencé non en 1973-1974, avec la crise du pétrole, comme on nous le serinait à l'époque, mais en 1969-1970, -et qu'elle était au premier chef une crise de la productivité du capital. L'indice de productivité du capital paraitra encore pendant quelques années puis les équipes qui conduisaient ces travaux seront démantelées et les services "réorganisés". Les chiffres publiés par l'INSEE perdront ainsi une bonne partie de leur mordant et pour finir les statistiques sur la productivité du capital seront purement et simplement mises sous le boisseau pendant plusieurs dizaines d'années. Ce n'est que récemment, dans le contexte d'approfondissement de la crise, que l'INSEE a envisagé de réouvrir ce chantier. La CGT, de son côté, fait du coût du capital un cheval de bataille. Plusieurs économistes ont publié sur ce sujet. La presse s'en fait l'écho. La question du coût du capital est en train de revenir sur le devant de la scène.
Première définition du coût du capital (cf. Tableau 1)

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- Frédéric Boccara avance une première définition - macro-économique - du coût du capital, dans laquelle celui-ci regroupe l'ensemble des dividendes versés par les entreprises et les charges financières d'intérêts bancaires (et autres versements de commissions aux banques). Pour les entreprises non financières, cela représente en 2012 300 milliards d'euros (298,6 exactement). Soit 30 % de la valeur ajoutée de ces entreprises (21 % en 1999 ; 14 % en 1980) ! Soit aussi presque le double de leurs cotisations sociales employeurs effectives (157,9 milliards) ! Ce prélèvement de dividendes et intérêts est aussi supérieur aux dépenses d'investissement matériel de ces mêmes entreprises  (200 milliards) ! Les chiffres sont tout aussi parlants pour les entreprises financières (banques, assurances, auxiliaires financiers) : 41 milliards de dividendes, soit 44 % de la valeur ajoutée créée par les entreprises financières. Et n'oublions pas l'État et les administrations publiques : les seules charges d'intérêts (sans compter le remboursement du capital, ce qu'on appelle aussi le "principal") représentent 47 milliards, l'équivalant d'un budget de l'Éducation nationale. Reste les hôpitaux. Quelles sont les charges d'intérêts qui pèsent sur leurs budgets ? On ne le sait pas...
Seconde définition (cf. Tableau 2)

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-  Le coût du capital ne se limite pas aux dividendes et intérêts bancaires. Au-delà de ceux-ci, qui sont des prélèvements extérieurs incontestables en tant que tels, d'autres ensembles peuvent être pris en compte :
- les amortissements : 145 milliards (certains d'entre eux sont surévalués par rapport aux besoins de remplacement réels) ;
- les charges de crédit-bail, les loyers des immeubles, les royalties des brevets ou des marques, les prix de transfert entre la France et l'étranger dans les multinationales (qui permettent de dérouter des sommes considérables vers les USA ou la Hollande ou les îles Caïman) : environ 100 milliards (on est réduit ici à des évaluations car ces postes de dépense sont souvent noyés dans les achats de service) ;
- quelques autres revenus de la propriété (terrains, gisements, investissements étrangers) : 11 milliards.
On arrive à un nouveau total, en chiffres ronds, de 555 milliards ! Au total, sur les 2880 milliards d'euros que dépensent les entreprises, cela fait presque 20 %, guère moins que les dépenses pour le travail (23,9 %). "Est-ce que tout est mauvais dans tout cela ?, demande Frédéric Boccara. Non, répond-il, mais tout n'est pas forcément bon". Par exemple, le niveau des dividendes peut être questionné ; mais aussi le niveau des taux d'intérêt ; ou bien encore la vitesse d'amortissement. Telle est donc l'ampleur du prélèvement du capital sur les richesses créées. Voilà ce qu'il faut dénoncer.
Tout cela est porteur, dit Frédéric Boccara, de trois choses :
- il y a d'abord un prélèvement sur la richesse créée ;
- ensuite, cela exprime le pouvoir du capital financier ;
- enfin, cela s'accompagne d'un certain type de croissance : on ne produit pas tant pour la satisfaction des besoins que pour la rentabilisation du capital accumulé, en comprimant autant que possible le travail vivant, avec les politiques d'investissement que cela suppose, et aussi les non-dépenses que cela induit (par exemple : non-dépenses de recherche-développement, non-dépenses de qualification des travailleurs). Noël Forgeard, PDG d'Airbus, avait ainsi coutume de se féliciter d'avoir économisé 1 milliard d'euro de R&D pour satisfaire ses actionnaires !
L'exemple d'Alcatel-Lucent - Comme dit Frédéric Boccara, "c'est une belle dame", nº 1 ou nº 2 mondial dans toute une série de secteurs : téléphonie fixe haut débit, serveurs de réseau internet, réseaux optiques, câbles transatlantiques sous-marins, etc. Les charges financières de la partie française du groupe s'élèvent à 1,915 milliard d'euros, presque autant que la R&D qui est à 2,4 milliards. Au nom des difficultés, le capital qui domine l'entreprise impose un plan de licenciements et se tourne vers les banques pour le financer. Les banques... quelle banque ? Goldman-Sachs ! Cela ne s'invente pas. Et à quels taux croyez-vous que prête la banque ? Entre 6 et 8 % ! Et ce n'est pas tout. La banque exige le respect de critères trimestriels de rentabilité financière très stricts (des covenants) et impose que les 29.000 brevets du groupe - issus des recherches des salariés mais aussi de la coopération avec les services publics comme France Télécom - soient mis en gage (en termes techniques, ils sont titrisés, c'est-à-dire qu'ils deviennent des titres financiers négociables) ! Si les critères de rentabilité ne sont pas atteints, alors Goldman-Sachs met la main sur les brevets ! Trop forts les américains !
Frédéric Boccara croit savoir que, depuis, ce montage pernicieux a été partiellement dénoué. Il n'empêche, dit-il : on voit bien là les trois dimensions du rôle du capital financier : prélèvement (prédation conviendrait sans doute mieux), pouvoir sur l'entreprise et orientation des gestions à travers le chantage au financement. On a furieusement envie de demander : que fait la Banque Publique d'Investissement (BPI)? Elle pourrait intervenir avec du crédit (et donc du capital) moins cher. Elle pourrait moduler ses interventions en fonction du développement de l'emploi ; en fonction de la valeur ajoutée utile sur le territoire français ; en fonction du développement des territoires.
L'exemple du système ferroviaire - Ce qui vient d'être dit pour un grand groupe multinational est vrai aussi pour le système ferroviaire français (SNCF + Réseau Ferré de France) qui verse chaque année 2 milliards d'euros aux banques en intérêts du capital, soit 1/8 de son chiffre d'affaires. Frédéric Boccara traduit cela très concrètement pour le cheminot : il travaille une heure par jour pour les banques et leurs actionnaires. Mais il ajoute aussitôt qu'il ne s'agit surtout pas de réclamer la suppression de la dette, car il faut bien emprunter pour développer le réseau et le transport. Ce qu'il s'agit de contester ce n'est donc pas la dette en soi, ce sont les conditions de la dette, c'est-à-dire les taux d'intérêt des emprunts (et d'autres "petites choses" aussi, comme les conditions d'utilisation de la dette : trains nouveaux sans embauche de cheminots, diminution des effectifs dédiés à l'entretien du réseau). Songeons, dit Frédéric Boccara, que la même dette, à un taux proche de zéro, verrait fondre les 2 milliards vers 0 ! Que ne pourrait-on faire avec cet argent : augmenter les salaires, embaucher, baisser le prix du billet...
Quelle logique alternative ? - Il s'agit de réduire le coût du capital pour accroître les dépenses d'expansion sociale. Vous vous souvenez : "marcher sur ses deux jambes". Faire la chasse aux coûts parasitaires pour favoriser ceux qui améliorent l'efficacité et qui, de ce fait, développent. Un exemple typique de coût parasitaire, cela vient d'être abondamment illustré, est la prédation financière. Les coûts qui développent sont ceux qui permettent de faire baisser les coûts. Dans l'entreprise, ce sont les dépenses de formation, de qualification et de recherche. Ce sont aussi les dépenses de développement des services publics (formation, santé, culture, recherche, écologie, etc.).
Nous pouvons agir de deux façons : pénaliser et inciter. La pénalisation est une action négative qui vise à faire reculer les prélèvements du capital : par la taxation, par l'abaissement des intérêts bancaires, par des économies en capital. L'incitation est une action positive qui vise à favoriser les dépenses de développement du potentiel d'efficacité sociale : développement de l'emploi et sa sécurisation, qualifications, R&D, et aussi investissements en matériel économes en capital. Frédéric Boccara évoque quelques mesures :
- un nouveau crédit bancaire, porteur d'une nouvelle sélectivité, avec un autre rôle des banques et de la BPI. Avec aussi un rôle particulier des fonds régionaux. Le cœur de ce nouveau crédit, c'est une nouvelle sélectivité en faveur des investissements qui développent l'emploi et le sécurisent (cf. le programme du Front de gauche L'Humain d'abord, pages 34 à 36). Ce doit être un crédit à taux faible, et d'autant plus faible (jusqu'à 0 %) que les investissements développent l'emploi et la formation, créent une bonne valeur ajoutée. Ce crédit peut être pratiqué au niveau local ou régional à partir de fonds régionaux publics par des banques publiques nationales, dont la BPI. Il peut aussi être administré au niveau national par un fond public national, et au niveau européen par la BCE grâce au levier du refinancement des banques.
- un autre comportement des entreprises, avec de nouveaux critères de gestion articulés à d'autres pouvoirs des travailleurs.
- un autre rôle de l'État au niveau des aides publiques (à repenser) et de la fiscalité (qui doit favoriser la baisse des coûts du capital).
- de nouvelles institutions publiques et sociales, à tous les niveaux, pour examiner et suivre les coûts ainsi que l'utilisation des fonds versés aux entreprises. Institutions qui seraient appuyées par les services publics.
Un enjeu de société et même de civilisation - Évidemment, dit Frédéric Boccara, toutes ces politiques doivent être suivies de près pour qu'elles ne se transforment pas subrepticement en une nouvelle forme de subvention aux profits ! Les crédits doivent être effectivement remboursés. Les investissements doivent vraiment développer l'emploi. Il faut vraiment que ce soit L'Humain d'abord ! Tout cela suppose donc des droits de suivi aussi bien pour les salariés des banques et des entreprises concernées que pour les habitants des territoires (via leurs élus). Cette bataille pour la maîtrise du capital comporte donc, ne peut pas ne pas comporter, une bataille pour d'autres institutions économiques et sociales, d'autres droits des travailleurs, d'autres droits des habitants dans les territoires. Il s'agit d'amorcer un nouvel âge de la démocratie. Là est sa portée révolutionnaire !

Daniel Amédro

Indications bibliographiques :
- Frédéric Boccara et alii, Contre l'austérité, pour le progrès social en Europe, Le temps des cerises, 2014
- Parti communiste français, Argumentaire en six fiches sur le coût du capital. www.pcf.fr/coutduK
- Économie & Politique, nº 712-713 (décembre 2013) et nº 714-715 (février 2014). Chaque livraison comporte un dossier substantiel sur le coût du capital. Nous les avons utilisés pour réaliser ce compte rendu.