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André Tosel

 

La philosophie matérialiste aujourd'hui

 

 

 

 

 

 

 

Rencontre de la Pensée Critique du 9 octobre 2014

 

André Tosel indique d'emblée que le titre qu'il a donné à sa conférence, "LE matérialisme aujourd'hui", a quelque chose d'imprudent dans la mesure où il n'y a pas UNE mais DES philosophies matérialistes, qui ne sont pas nécessairement convergentes, qui ne posent pas nécessairement les mêmes problèmes, et qui sont en tension. C'est ainsi qu'il distingue un matérialisme inscrit dans la tradition des sciences de la nature dont le soubassement est physique, naturel, très répandu aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon, mais présent aussi en France ; matérialisme qui a du mal à rendre compte des phénomènes sociaux. Et il y a un matérialisme qui s'inscrit dans la tradition marxienne ; qui a une histoire très riche, allant du "marxisme officiel" du temps de Staline à toutes les recherches actuelles, intéressantes, mais dont la convergence fait problème. Tosel se propose de nous présenter à grands traits ces deux approches et d'examiner leurs évolutions.

 

 

 

I. Mais, avant cela, quelques remarques préalables. Le matérialisme n'a jamais été dans la tradition philosophique occidentale une philosophie dominante. C'est une philosophie dominée. Apparu très tôt dans l'Antiquité grecque (Démocrite, Epicure) et latine (Cicéron, Lucrèce), il a connu une longue éclipse avant de réapparaître, à partir du XVIIè siècle, en lien avec la naissance de la physique et des mathématiques modernes (Hobbes, Descartes). Il connaitra un grand développement au XVIIIè siècle, avec Diderot en particulier, et au XIXè, avec Darwin et Marx.

 

Quels sont les points communs de ces différents matérialismes ? Tout d'abord, plus qu'un système, le matérialisme est surtout une position ou attitude critique par rapport à tout ce qui se présente comme principe ; par rapport à tout ce qui prétend avoir une fonction de direction à la fois morale, intellectuelle et politique. Celle-ci présente quelques invariants, dit A. Tosel :

 

  1. Les matérialistes ne reconnaissent pas qu'il y a un principe du réel qui s'impose de l'extérieur du réel, que ce soit Dieu, l'Esprit, ou même l'esprit des hommes. Il y a donc dans la position matérialiste comme un anarchisme. Il n'y a pas d'origine absolue ; il n'y a que des commencements. Il y a le réel et le fait, et puis c'est tout. Il ne faut pas se raconter d'histoire(s) et critiquer sans faillir les illusions. Pas d'origine absolue, et pas de fin non plus. Le monde est là, avec son histoire. Le matérialisme refuse donc les questions religieuses de l'origine et de la fin dernière des choses. Pas de place non plus, dans l'attitude matérialiste, pour un sujet absolu. Elle envisage des sujets avec leurs positions diverses et variées. Des sujets en conflit. Cette position scandaleuse, impie, a été continûment refusée, refoulée. Cette première série de remarques pose un matérialisme rationaliste, émancipateur.

  2. Les matérialistes s'intéressent à ce que les Hommes peuvent faire de leur vie pendant le temps qui leur est donné. Comment être heureux ? Comment mener une vie bonne ? Comment mettre la connaissance au service de l'homme ? Les forces qui s'opposent à cela ont d'abord été vues du côté de la nature, des Dieux. À partir des XVIIIè-XIXè siècles, au contraire, c'est le "même", c'est-à-dire les autres hommes, qui fait peur. Le monde est alors perçu comme clivé, clivant ; dominants et dominés ; beau monde et monde immonde. En cela la position matérialiste ouvre sur une éthique, une politique, une activité de transformation.

  3. Le matérialisme n'envisage pas seulement les corps humains singuliers, il se pose aussi la question de savoir comment sont constitués les corps sociaux. Les uns et les autres, évidemment, relèvent d'analyses et de logiques spécifiques, qu'il faut élaborer.

 

 

 

II. Ou en est le matérialisme scientifique aujourd'hui ? Et, en particulier, ce matérialisme physique se révèle-t-il capable de penser les corps sociaux, la pratique humaine et l'histoire ? Le matérialisme scientifique du XIXè siècle, qui a culminé avec Darwin, avec l'introduction de l'histoire dans la nature, a fait l'objet d'un important tir de barrage de la part de la pensée anglo-saxonne et - surtout - il a été utilisé par des penseurs (cf. Broca, par exemple) à des fins étrangères au darwinisme lui même. Il s'agit de la dérive racialiste du darwinisme social, qui été efficace jusqu'à la 1ère Guerre mondiale. Aujourd'hui, les débats au sein du matérialisme scientifique sont marqués par un philosophe argentin installé au Canada, Mario Bunge, qui a publié en 2008 Le matérialisme scientifique1. Bunge essaie de montrer que le modèle physique ou mécaniste peut être étendu aux corps collectifs que sont les sociétés humaines. Son matérialisme est un naturalisme. Mais Bunge, bien que soutenant que tout est de la matière à des formes différentes d'organisation, néglige la question des niveaux de matérialité plus ou moins complexes que décrivent les sciences, et sa catégorie de matière reste vide, indéterminée, sans histoire. Ce matérialisme-là reste un matérialisme court, qui expédie d'ailleurs la question des corps sociaux en quelques lignes ; c'est un discours général sur les résultats des sciences2.

 

 

 

III. Avec le matérialisme historique les choses ne se passent pas de la même manière. Marx ne défend pas un matérialisme naturaliste. Il ne part pas de l'être défini comme simplement physique, mais d'une conception plus complexe. Il étudie la matérialité sociale. Et cela réserve des surprises ! L'homme est, certes, un être vivant qui a des besoins, mais il y a une activité humaine spécifique qu'il faut prendre en compte. Marx l'exprime très bien, en 1845, dans les Thèses sur Feuerbach3. La première d'entre elles dit ceci :

 

"Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes - y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective…".

 

Prenons l'exemple du langage. C'est un monde objectif créé par les hommes, à travers leurs interactions, dans lequel ils se reconnaissent. Quand nous naissons, nous rentrons dans le langage. Celui-ci n'est pas la création d'un cerveau individuel. Il a été inventé par les hommes associés. C'est un esprit objectif, pour reprendre l'expression de Hegel. Il est toujours déjà là. Ce n'est pas nous qui produisons le langage, c'est le langage qui nous fait être.

 

Les hommes ont inventé la société. Ce sont des êtres sociaux. Et ces êtres sociaux vivent dans la nature. On ne peut donc pas nier la base naturaliste, l'élément naturaliste. Mais Marx ajoute : nous vivons dans la nature, et nous la transformons à partir de nos besoins. Nous vivons dans la nature et produisons à l'intérieur de celle-ci une nature artificielle. Nous pouvons la transformer par le travail, par le langage. Donc : nous sommes dans la nature, de la nature et en même temps à côté de la nature. Nous y faisons advenir quelque chose qui n'existait pas, qui n'existe qu'avec l'humain. Mais, pour autant, l'avènement de l'homme ne doit pas être fétichisé. L'histoire humaine est assez triste et pleine de violences pour que nous ne cédions pas à cela. Tosel lit alors, pour illustrer ce développement, un texte du philosophe italien Antonio Labriola :

 

"Les hommes, tout en vivant socialement, ne cessent pas aussi de vivre dans la nature. Ils n'y sont certainement pas soumis comme les animaux parce qu'ils vivent sur un terrain artificiel [...] Néanmoins la nature est toujours le sous-sol immédiat du terrain artificiel et est notre environnement. La technique a mis entre nous, animaux sociaux, et la nature les éléments qui modifient, dévient et éloignent son influence, mais elle n'a pas pour autant détruit leur action, dont nous ressentons continuellement les effets. Et comme nous naissons naturellement hommes et femmes, nous mourons presque toujours contre notre volonté, et nous sommes dominés par l'instinct de la génération, nous portons dans notre tempérament des conditionnements spécifiques que l'éducation, au sens large du mot, c'est-à-dire l'adaptation sociale, peut modifier dans certaines limites, mais ne peut jamais détruire4".

 

Pour Labriola, l'erreur serait d'attribuer à la production matérielle le statut que les "matérialistes physiques" accordent à l'étant physique ; ce serait de faire de la production matérielle l'équivalent de l'être physique, sur lequel viennent s'ajouter des déterminations superstructurelles, mais qui ne sont pas essentielles. Au lieu de cela, Labriola soutient qu'il nous faut recomposer par la connaissance et le travail le mouvement par lequel le terrain ne peut pas ne pas se compliquer en prenant des formes politiques, culturelles, scientifiques ; en produisant aussi la possibilité du savoir et de l'humain. Dans la vie sociale, il y a un bloc entre les structures et les superstructures, et il faut les penser ensemble. Il nous faut être capables de penser les instances ; et aussi de penser leurs interactions : par exemple, l'État par rapport à son rôle dans la production, l'État et la production par rapport au système de valeurs (liberté, égalité, fraternité) qui leur est associé5. Et Tosel d'ajouter : on mesure mieux, sous l'éclairage de cette analyse, que les marxistes ont, eux aussi, rencontré la tentation du réductionnisme en faisant de l'économie mal comprise l'équivalent d'une espèce de socle physique dans le matérialisme scientifique.

 

Le matérialisme historique est donc un matérialisme spécifique. Un matérialisme de la singularité humaine. Le monde que nous avons construit doit être compris dans sa complexité, dans ses transformations possibles, qui ne sont pas toujours faciles à penser dans la mesure où elles mêlent l'intentionnel et le non-intentionnel6.

 

 

 

L'histoire du matérialisme continue. La question est de savoir s'il peut, aujourd'hui, penser le monde dans son bloc ; s'il peut encore avoir une dimension émancipatrice. Rien n'est assuré. Il faut sans aucun doute renoncer à l'idée que l'Histoire travaille pour nous. Surtout dans le contexte, ajoute Tosel, où non seulement nous sommes capables de transformer notre rapport à la nature, mais où nous sommes aussi capables de détruire la planète, de faire disparaître la scène de l'Histoire. Au total, Tosel semble rêver d'un matérialisme qui serait capable de distinguer sans séparer et de réunir sans confondre le physique, le vivant, le social, le politique, l'économique, le culturel, le spirituel. Capable de penser les articulations/tensions/contradictions entre ces différentes instances. Capable de penser l'humain dans ses déterminations multiples, foisonnantes, déroutantes. Un matérialisme de transformation. Un matérialisme émancipateur7.

 

Comme pour donner "corps", ou forme symbolique plutôt, à ce rêve, il termine par ce poème de 1836 de Giacomo Leopardi, "Le genêt", où il voit à la fois l'évocation terrible d'une possible fin du monde si l'homme n'y prend pas garde8 et l'affirmation qu'il y a une place pour une noblesse d'un nouveau type, une noblesse populaire, capable de réinventer des formes de solidarité. S'adressant au XVIIIè siècle, qui l'a déçu, Leopardi écrit ceci :

 

"Regarde-toi, mire-toi donc,

 

Siècle superbe et sôt,

 

Qui a quitté la voie tracée

 

 

 

Par la sagesse renaissante

 

Et qui retourne sur tes pas

 

Te vantant d'un recul

 

Que tu nommes progrès !

 

[...]

 

Tu vas rêvant de liberté et cependant

 

Tu veux asservir la pensée

 

Qui seule a pu nous élever un peu au-dessus de la barbarie

 

Qui seule affine l'homme

 

Et guide vers le mieux la destinée des peuples.

 

La vérité sur notre sort amer,

 

Sur notre basse condition

 

Te fit horreur ; à la lumière qui la révélait

 

Tu tournas lâchement le dos. Tu te sauvas

 

En proclamant vil qui la suit

 

Et généreux celui-là seul

 

Qui, se leurrant avec autrui, retors ou fou,

 

Exalte jusqu'aux astres l'ordre humain.

 

[...]

 

Non, le noble est celui

 

Dont le regard mortel ne craint

 

D'affronter la vision du sort commun. Et franchement

 

Avoue le mal qui nous fut assigné

 

La bassesse et précarité de notre état;

 

Celui qui se révèle grand et fort

 

Dans la souffrance, et qui n'ajoute point

 

Les haines et les colères fraternelles,

 

Pires que tout malheur, à sa misère

 

En inculpant l'homme de sa douleur,

 

Mais accuse la vraie coupable, notre mère

 

Par la chair, notre marâtre par le coeur.

 

C'est contre elle qu'il défie ; et c'est contre elle,

 

Il le sait bien,

 

Que toute société humaine fut fondée,

 

Sachant tout homme solidaire du prochain

 

Il les embrasse tous d'un même amour,

 

Leur proposant, en attendant d'eux

 

Une aide prompte et efficace

 

Dans les périls et les angoisses alternées.

 

[...]

 

De tels pensers

 

Quand ils auront retrouvé cours,

 

Et quand l'horreur qui autrefois

 

Fit s'associer les hommes

 

Contre la cruelle Nature

 

Renaîtra, mais changée

 

Par un véritable savoir,

 

L'honnêteté du commerce civil, la piété,

 

Et la justice auront d'autres racines

 

Que ces orgueilleuses folies

 

Sur quoi l'on fonde la probité du peuple,

 

Stables comme peut l'être

 

Ce qui a l'erreur pour assises!".

 

L'attitude matérialiste, dit pour finir A. Tosel, c'est de ne pas se raconter d'histoires ; de ne pas désespérer ; et d'essayer d'avoir la noblesse du courage.

 

 

 

Daniel Amédro

 

 

 

1 Editions Syllepse.

 

 

2 Lucien Sève discute les positions de Mario Bunge dans Penser avec Marx aujourd'hui, Tome III, "La pjilosophie" ?, La Dispute, 2014. Par ailleurs, la rubrique Culture&Savoirs de l'Humanité du 9 octobre consacre un dossier à Marx où figure une recension du livre de Lucien Sève par Jean Quétier.

 

 

3 Les Thèses sur Feuerbach sont téléchargeables à l'adresse suivante : http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/ideologie_allemande/ideologie_allemande.html

 

 

4 In Du matérialisme historique, Éclaircissement préliminaire, texte qui constitue le second essai des Essais sur la conception matérialiste de l'histoire (1896-1902), Naples (La Città del Sole) et Paris (Vrin), 2010. Traduction coordonnée par Franck La Brasca avec une introduction d'André Tosel (p. 9-66). Le texte cité se trouve aux pages 200-201 de la traduction française.

 

 

5 Système de valeur dont on peut penser, bien entendu, ajoute Tosel, qu'il est "bourgeois", mais auquel on ne peut toutefois dénier qu'il ait comporté un "reste" positif pour les masses dominées.

 

 

6 Tosel prend ici comme exemple le fordisme. Cette politique voulue démentait une conception purement mécanique des rapports de production. C'était une politique intentionnelle de réduction de la valeur de la force de travail, qui a suscité des luttes, mais qui a aussi séduit certains éléments du mouvement ouvrier. Elle s'inscrivait dans quelque chose (la reproduction des rapports capitalistes de production et la recherche de la plus-value) qui était devenu tellement automatique, tellement objectif, tellement incompris et inconscient, qu'on ne pouvait plus le penser. Le non-intentionnel n'était pas pensé. L'intentionnel était mystifié. L'intentionnel et le non-intentionnel ne pouvaient être pensés dans leurs articulations.

 

 

7 Tosel mentionne aussi d'autres questions : Il faudra par exemple que la matérialisme prenne en compte - problème immense - la matérialité spécifique de l'immatériel (pensons aux technologies de l'information et de la communication). Il faudra aussi qu'il apporte de meilleures réponses à la question redoutable des idéalités mathématiques pour proposer une théorie matérialiste du symbolique, des idées mathématiques. Tous ces problèmes - que d'aucuns pensent régler en faisant appel à de nouvelles formes de spiritualité - sont devant nous.

 

 

8 Leopardi ne parle pas d'entropie parce que le second principe de la thermodynamique n'avait pas encore été formulé, mais nous pouvons voir dans son poème, nous modernes, l'idée d'une entropie produite par le capitalisme.