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L'Europe : quelle société ?

 

À quelques encablures des élections européennes, les Amis de la liberté proposaient, le 15 mai dernier, une Rencontre de la Pensée Critique sur l'Europe avec André Tosel.

 

L'Union européenne, avec son histoire déjà longue, fait société. Elle fait société à travers son budget, son droit, ses procédures, sa monnaie, etc. Mais quel type de société ?, demande André Tosel.

 

 

L'Europe, on en parlait dès les années 30. Elle a commencé de se faire dans le contexte de l'après-guerre et de la reconstruction avec l'appui des américains qui souhaitaient que se constitue face au bloc soviétique nouvellement élargi un ensemble susceptible de le contenir. L'Europe va d'abord se faire à 6, dans la foulée du Plan Marshall, autour de Jean Monnet (issu du CNR) et Robert Schuman, avec comme idée directrice une fédération d'États entre lesquels les échanges économiques auraient une dimension sociale. Un espace auquel l'Allemagne serait solidement arrimée ; au sein duquel seraient reconnus et respectés les droits de l'homme, les valeurs d'égales libertés, la démocratie représentative. Cette première conception de l'Europe est alors partagée aussi bien par des socialistes que par des libéraux.

 

Les institutions européennes vont se mettre en place autour de la Commission européenne pour commencer. Il n'existe alors ni Parlement ni Banque centrale. On est dans la visée fédérale princeps. À cette époque, quelque chose de nouveau - différent des États-nations1 - émerge ; en 1979, a lieu la première élection au suffrage universel pour le Parlement européen ; un nouvel espace économique se construit sur la base du (pas encore néo) libéralisme et en référence à un État constitutionnel de type kantien à idéal cosmopolitique. Des représentations se constituent. Le philosophe allemand Jürgen Habermas a donné à cette approche sa formulation la plus pure en parlant de "patriotisme constitutionnel" : nous pouvons nous identifier à l'Europe à partir de principes universalistes. Cette première Europe - la prospérité aidant - fonctionne plutôt bien. L'État social de droit est consolidé. La démocratie partidaire fonctionne relativement bien.

 

Le changement de cadre essentiel va s'opérer à la charnière des années 70-80, -alors que le capitalisme mondial connaît depuis la fin des années 60 une grave crise structurelle du taux de profit, -avec le grand tournant néolibéral auquel sont restés attachés les noms de Reagan et Thatcher. Exit les compromis de type "Welfare state" d'après-guerre. L'horizon, à présent, est la mondialisation. Sa première traduction institutionnelle pour l'Europe sera, en 1992, le traité de Maastricht et les critères de convergence. Le 1er janvier 2002, ce sera l'Euro... et la Banque Centrale Européenne. Se met alors en place la politique que nous connaissons encore aujourd'hui, qui se traduit par une révision drastique à la baisse des droits sociaux. On passe de "la dette de l'État à l'égard des citoyens", telle qu'inscrite dans la Constitution révolutionnaire de 1793, et devenue principe de la solidarité publique, à la "dette publique" que les citoyens devenus insolvables doivent rembourser à l'État qui, lui-même, s'endette auprès des puissances financières qui organisent la dette privée par des prêts pourris et exercent leur diktat sur la vie quotidienne des individus et groupes les plus fragiles. Se réalise ainsi l'inversion de la solidarité républicaine en culpabilité organisée des victimes. L'État, par ailleurs, gère la force de travail en la segmentant et en la divisant. Ajoutez à cela, dit Tosel, le chômage et la flexibilité du marché du travail, et vous avez l'homme jetable. Jetable... et endetté.

 

Vingt ans après Maastricht, l'Europe constitue une formation hybride, au sein de laquelle l'élément national existe encore, quoique avec des marges de manœuvre singulièrement réduites. La notion de peuple y a perdu, du même coup, de son évidence. Quant à l'Europe en tant que telle, bien qu'elle ait exercé une grande force d'attraction tout au long de ces années (peut-être sa seule réussite, dit Tosel), elle constitue maintenant un ensemble supranational au fonctionnement opaque auquel il est bien difficile de s'identifier ; auquel aussi, -autre évolution que pointe André Tosel, -il n'est pas facile de s'opposer. C'est ainsi qu'à partir des années 90, on assiste à un certain effacement de la conflictualité sociale avec repli communautariste. Autre facteur de blocage : l'offre politique se réduit ; la plupart des projets politiques s'inscrivent désormais dans l'orbe du néolibéralisme. La démocratie représentative décline et on laisse faire. Mieux : c'est pain béni pour les milieux néolibéraux, qui n'ont que faire de l'intervention des citoyens dans les affaires publiques ! Bien sûr, on se lamente abondamment, lors des soirées électorales, sur les taux d'abstention qui augmentent, mais - dès le lendemain - on revient aux choses sérieuses. André Tosel pose donc cette question : l'Europe ne s'est-elle pas constituée comme une société placée sous l'hégémonie d'une élite politique ? Chacun peut imaginer sa réponse.

 

Mais Tosel, qui est philosophe, et qui n'a garde de l'oublier, veut aller plus loin. Ce qu'est vraiment devenue l'Europe on n'a pas, nous dit-il, de mot pour le dire. Un empire ? Il faut, selon lui, réserver cette qualification aux États-Unis, seule et unique puissance impériale hégémonique. Il retient finalement, à titre de "morale par provision" : quasi-empire. L'Union européenne ne définit pas tant un espace de communication culturelle qu'une tentative de construire un espace économique et social de type nouveau, supranational, partie intégrée du marché mondial. Cet espace sous-impérial, auxiliaire de l'empire états-unien, soumis aux lois impitoyables de profitabilité du capitalisme financiarisé, n'a aucune autonomie en politique internationale et il est exposé à une impasse qui prend la forme d'une société non sociale, fonctionnant à la reproduction destructrice : transformation de la nation, fragmentation des populations, inégalités croissantes. On assiste à une intégration économique systémique de l'Europe dans la mondialisation libérale plutôt qu'à la création d'une société européenne conforme aux principes de démocratisation élargie réelle et d'égale liberté des citoyens. Ce qui fait société - ou plutôt société asociale - n'est pas le meilleur de la culture européenne, mais un hybride pervers qui produit par ses contradictions inégalitaires le contraire de ce qui est visé : l'exacerbation des nationalismes et des populismes. C'est ainsi que le quasi-empire européen se trouve en difficulté sur le terrain de la multi-culturalité dans laquelle, loin de voir un enrichissement, il perçoit un élément perturbateur, inquiétant, surtout quand cette multi-culturalité est d'origine musulmane ; un quasi-empire où l'on voit ainsi se faire face des majorités (indigènes) et des minorités (étrangères) apeurées ; où se met en place, finalement, une nouvelle conflictualité identitaire tandis que, pendant ce temps, la conflictualité de classe, elle, reste limitée, fragmentée. L'Europe a gagné sur la conflictualité ouvrière. Comment gèrera-t-elle la conflictualité identitaire ? Par la laïcité entend-on ici et là. Mais André Tosel prévient : la laïcité n'est que pure incantation si elle ne s'accompagne pas de réformes sociales. Et la démocratie dans tout cela ? Il ne faut surtout pas la considérer comme un donné intangible ! Ne comptons pas sur les eurocrates pour la défendre. Une « démocratie de basse intensité », cela a déjà été dit, fera très bien leur(s) affaire(s). À cet égard, les mots d'ordre d'abstention ne sont pas pour les gêner ! Il est clair pour André Tosel qu'il n'y a d'issue que dans les luttes, dans leur convergence. La route est longue, sans aucun doute, mais qui pourra nier que nous n'avons jamais été aussi près du but...

 

 

 

Daniel Amédro

 

1 Que Tosel définit comme la fusion de traits particuliers intériorisés, d'une part, et, d'autre part, d'éléments normatifs, éthiques et politiques, tels que le sujet libre et égal ou la citoyenneté démocratique.

 LA VIDEO de la conférence