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André Tosel

 

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La laïcité

 

Un garde-fou contre les fanatismes

 

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Rencontre de la Pensée Critique du 10 décembre 2015 :

 

André Tosel annonce un exposé en trois points : 1) Les principes du dispositif laïque sont simples mais 2) quand ils doivent être appliqués ils rencontrent des problèmes qui proviennent généralement de la conjoncture historique. La question de la conjoncture historique, de la situation, de la condition, n'est donc pas une question annexe ; elle fait partie de la question de la laïcité. Et André Tosel pointe ici, d'ores et déjà, le fait que la conception classique de la laïcité, qui repose sur deux piliers (le primat de l'individu libre et l'appartenance de cet individu libre à une nation), rencontre des problèmes de limites et d'identification qui sont difficiles. 3) La nouvelle donne ne fait qu'amplifier les défis : que peut devenir la laïcité dans un monde mondialisé dans lequel se manifeste ce que A. Tosel appelle le fanatisme ou l'intégrisme d'un système économique qui ne connaît pas d'autre limite que sa reproduction infinie quel que soit le prix à payer ; reproduction qui provoque des résistances de la part de ces pays qui, priés d'entrer dans la mondialité, font valoir leurs appartenances culturelles, quitte, eux aussi, à en faire payer très cher le prix. S'impose ici, en complément à ce premier aspect, -le plus connu, -de la mondialisation, une autre hypothèse : ce système n'a pu se construire que par rapport à d'autres ; par rapport à ses autres. C'est la question, visible dès le XVIè siècle, de la réalité de la colonialité. Le système occidental ne peut s'affirmer qu'en produisant un sud ; un sud toujours pris dans un système de catégories minorantes qui, aujourd'hui, rend la question de la laïcité très compliquée, et nous place le plus souvent sur le fil du rasoir. En guise de conclusion, il envisagera les chances que peut avoir la multiplication d'espaces non pas multi- mais inter-culturels dans la perspective d'un monde commun ; partagé en commun.

 

 

 

 

Le dispositif laïque - il est simple pour nous, aujourd'hui, mais il a fallu tout de même attendre les lois scolaires, dans les années 1880, puis la loi de séparation de 1905, pour que la laïcité devienne ce qu'elle reste, fondamentalement, aujourd'hui. Avant d'être une valeur individuelle ou personnelle, elle est un principe objectif d'organisation politique. C'est celui de la séparation des Églises et de l'État qui exclut toute intervention des Églises ès qualités dans la détermination et le suivi de la loi. Les Églises ne sont plus habilitées, comme jadis, à faire de la politique ou à prétendre entrer en conflit ou en concurrence avec le pouvoir politique. Elles doivent accepter le fait que le droit les distingue du pouvoir politique, et laisser à celui-ci sa propre autonomie. 1905 vient après un siècle de difficultés, de débats, de confrontation des interprétations, où Jaurès, qui n'était pas le plus intransigeant de tous, au contraire, a joué un grand rôle.

 

Cette séparation a obligé, d'une certaine manière, le pouvoir ecclésiastique, l'Église catholique, très puissante en France, encore aujourd'hui, à changer. Elle a dû tenir compte du défi laïque ; elle a dû accepter de ne pas être la porteuse de la vérité absolue ; de plier le genoux devant les textes ; accepter d'être un élément d'un monde moderne avec lequel elle était en relation ; avec lequel elle devait composer.

 

La séparation s'est faite - autre aspect important - dans l'élément d'une redéfinition juridique, d'une transformation du droit, disons même d'une radicalisation de la séparation entre la sphère publique (qui organise l'État, ses principes, ses procédures, ses mécanismes) et la sphère privée (dans laquelle les Églises sont priées de bien vouloir se situer), certaines interprétations de la laïcité allant jusqu'à considérer que les Églises pouvaient bien exister, mais simplement sous une forme quasiment invisible, dans la conscience du croyant privé, qui a le droit de penser ce qu'il veut pourvu que ses croyances ne prétendent pas être absolues ; ne prétendent pas devenir un tribunal extérieur de la totalité de la vie.

 

La laïcité n'est pas simplement un dispositif et un principe politique d'organisation ; elle a aussi une dimension intellectuelle ou philosophique qui est originale et qui fait problème. Originale parce qu'elle affirme qu'il faut reconnaître des libertés à chaque individu pris dans sa dignité d'individu, de sujet libre capable de raison et de réflexion. Simultanément, ces mêmes libertés sont supposées être le principe d'organisation des pouvoirs publics eux-mêmes puisque ceux-ci sont supposés être le résultat de l'expression de la volonté libre d'une pluralité de citoyens libres. Ce principe de liberté repose sur une conception de l'individu qui fait de celui-ci un sujet intellectuel et moral relativement abstrait. Cela veut dire au fond que le principe laïque, strictement pensé (A. Tosel convoque ici une des thèses de Catherine Kintzler), estime qu'on n'a pas à penser la politique comme ayant besoin de formes de lien, ou de religion politique, ou de religion originaire. Il y a quelque chose qui ne relève pas de la religion. La société ne peut pas être considérée comme un ensemble de croyances qui, en quelque sorte, impliquent une confiance en x ou en y. Du point de vue laïque, avant la société, avant le système de représentation, avant les croyances, il y a cet individu qui doit être considéré à un degré zéro, dans sa neutralité, comme sujet de réflexion, de liberté absolue. Liberté qui permet de neutraliser les appartenances, c'est-à-dire les visions du monde qui pourraient empêcher l'autonomie de la pensée et l'autonomie de la sphère politique. Cela veut dire que le lien politique dans la pensée de la laïcité, qui est une pensée individualiste (mais qui implique, en même temps, une certaine représentation de la communauté qui va compliquer les choses), permet de neutraliser toute référence à une religion de base, même si on peut convenir qu'il y a déjà du religieux dans le fait d'être ensemble, dans le lien politique en tant que tel, -c'est-à-dire en tant que lien. N'oublions pas, en effet, que religion/religieux vient de religare, relier. Il y a, en quelque sorte, une dimension sacrée du lien politique, la société étant à elle-même sa propre religion.

 

Condorcet ne va pas jusque là. Il dit que le lien politique est une relation qui ne contient aucun élément religieux. C'est une relation constituante entre des volontés individuelles qui exigent que la puissance publique - qu'elles constituent directement ou par l'intermédiaire de leurs représentants - soit indifférente politiquement à l'égard de toute religion. Cela veut dire que la laïcité est autre chose que la simple tolérance. Celle-ci est le fait que le pouvoir politique accepte, parce qu'il ne peut pas faire autrement, de concéder des libertés parce que les gens les réclament et protestent à cet effet. La tolérance implique une différence entre celui qui concède, qui tolère, et ceux que l'on tolère. La laïcité exclut cette différence. La neutralité implique donc que le lien politique ne peut pas être, intrinsèquement, un lien théologique et politique. Il n'a pas besoin de la référence à un sacré, ou à un divin monopolisé par une Église. La société est constituée d'une pluralité de libertés toutes égales, quelle que soit, par ailleurs, leur appartenance. Il y a une neutralisation des appartenances, des déterminations historiques, des déterminations sociales (homme, femme ; juif, chrétien, musulman, athée ; français, italien...).

 

La laïcité, qui affirme donc qu'il faut partir de ces principes fondamentaux, doit, cependant, composer avec ces déterminations historiques et sociales. Historiquement, la neutralisation des déterminations historiques et sociales va être un des grands problèmes de la laïcité. Le principe est facile à énoncer, mais dans la vie concrète et historique le ceci ou cela que nous sommes (homme, femme, etc.) fait retour. Ce retour à l'intérieur de la réalité des éléments d'appartenance va amener le principe abstrait et radical de laïcité à intégrer, composer, traiter les problèmes qui se posent, considérer les revendications des sujets libres. A. Tosel indique que ce lien politique et social tel que le comprend la laïcité, et qui implique une pluralité d'individus abstraits définis comme des êtres de raison, ne doit pas être méprisé parce que, d'une part, il a été conquis après beaucoup de difficultés, et parce que, d'autre part, il permet d'énoncer trois propositions sur lesquelles il est impossible aujourd'hui de revenir : 1) Personne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'une autre. 2) Personne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'aucune. 3) personne n'est tenu d'avoir une religion, et l'athéisme et l'incroyance sont de droit pour qui les choisit après libre examen.

 

Ces principes sont supposés être fondamentaux dans notre école laïque. Un enseignant doit ne pas tenir compte de l'origine sociale ou religieuse des élèves, et faire tout effort possible pour développer leur raison, leur jugement, manifestant, ce faisant, une foi, une confiance fondamentale dans la raison et son exercice. Notre école actuelle est en difficulté à cet égard, estime A. Tosel.

 

 

 

Les difficultés - La confrontation entre le principe abstrait et la réalité rémanente des appartenances (bio-historiques, sociales et communicationnelles) va faire problème : la question de la radicalité de la distinction privé-public va se poser. Peut-on renvoyer les Églises en tant que telles à la seule sphère privée ? La laïcité admet que le croyant exprime des jugements sur des propositions politiques, des évolutions historiques ou encore des théories en tant que chrétien, au nom de sa conception du monde religieuse ; le problème est de savoir si les communautés d'appartenance, c'est-à-dire l'Église dans le cas retenu à l'instant, sont habilitées en tant que telles à exprimer publiquement, dans la vie historique, leur avis sur la question scolaire, sur la question de la sexualité, de l'organisation de la vie, de la mort, sur l'organisation économique et politique. Est-ce qu'il faut renvoyer le croyant à sa sphère privée et dire que lorsqu'il exprime des opinions liées à ses appartenances une suspicion pèserait sur elles ? Le problème est d'autant plus compliqué que jamais on a interdit aux Églises de manifester ès qualités leurs positions officielles en tant qu'Églises. Où l'on voit que le retour de la réalité des appartenances des individus abstraits fait problème puisqu'il va falloir se poser la question de savoir si dans l'espace public de la discussion, qui n'est pas l'espace directement politique, il faut, en quelque sorte, concéder aux Églises en tant que telles le pouvoir d'expression que l'on concède de droit à la conscience individuelle. La laïcité, en dépit de la radicalité de la séparation public-privé, a été obligée d'affronter un domaine intermédiaire et bâtard entre le public et le privé, qui est le social, où les individus interviennent en tant qu'ils sont membres d'une classe sociale, où les Églises interviennent en tant que forces organisées, éléments de la société dite civile. Cette sphère du social implique que les Églises, -si elles respectent la Constitution, les droits de l'homme, le droit positif, et refusent d'entrer dans un esprit de croisade et de révolte contre le pouvoir établi, -demandent à ne pas être considérées uniquement comme des organisations purement privées, mais à être « déprivatisées ». Or, nous vivons aujourd'hui une période où en raison de l'épuisement de sens des formes politiques de notre République et de notre démocratie, en raison aussi de l'épuisement de sens des grandes références historiques, les Églises trouvent un écho puisqu'elles semblent dire des choses sensées, et qu'elles le disent dans un espace public, dans un espace commun qu'on leur concède. Aujourd'hui, l'existence de l'impossibilité d'une distinction radicale entre le public et le privé, la nécessité d'accepter que les Églises soient des forces sociales dans un espace social, où elles demandent à être déprivatisées, ne peut pas être reniée puisque cela a toujours fonctionné ainsi, « et tant mieux » ajoute A. Tosel. Et il pose aussitôt cette question : puisqu'il y a déprivatisation de fait, est-ce que les Églises ont le droit - problème de limite - d'empoisonner de manière perpétuelle la question de la laïcité dans la perspective qui est la leur, qui implique, au fond, une philosophie individualiste et libérale ? La laïcité rencontre là un problème difficile. A. Tosel prend l'exemple de l'IVG, qui a fait l'objet d'une bataille très difficile parce que les Églises, au nom d'une conception de l'homme qui implique une espèce d'essence fixe de la nature humaine présente dès le fœtus, considèrent que l'IVG est un assassinat alors que les connaissances scientifiques prouvent qu'il y a une évolution et une transformation, et que l'esprit n'est pas présent dans le fœtus. On a donc vu en France, et encore plus en Italie, avec une intervention effective de la Papauté, cette situation tout à fait extraordinaire où les Églises ont essayé de franchir la sphère sociale pour avoir une influence directe sur la sphère publique, c'est-à-dire sur la production des lois. En Italie, on a vu Jean-Paul II et Benoît XVI demander aux médecins catholiques, aux personnels soignants catholiques, de faire jouer la clause de conscience, de résistance intérieure, de désobéissance civile, au nom de l'idée qu'ils ne pouvaient pas obéir à une prescription contraire à leur foi, à leur manière de se représenter la vie humaine, sa dignité, son évolution. Il ont été engagés par l'Église catholique à entrer dans un état de dissidence, de révolte passive, qui n'a pas été insurrectionnel mais qui aurait pu l'être. La tentation est toujours très grande, pour les Églises en tant que telles, de franchir la sphère sociale, d'intervenir au niveau proprement politique et d'imposer leurs lois, comme cela s'est passé en Pologne, où des lois ont été votées sur intervention directe de l'Église catholique dans la sphère politique. Inciter à la désobéissance civile est d'autant plus inacceptable dans le cas d'espèce que les personnes qui répondent à ce type d'injonction ne prennent pas sur elles les responsabilités liées à cette désobéissance civile, elles ne s'exposent pas à un procès, à des sanctions ou à la prison, mais font porter aux autres, c'est-à-dire aux femmes concernées, le prix de leur acte, alors même que celui-ci est présenté comme un acte de liberté de conscience contraignante. On voit bien, à travers cet exemple, qu'on ne peut pas déprivatiser totalement la liberté si cela doit avoir pour effet que les Églises organisées, catholique ou autres, aient une influence directe sur le pouvoir politique. Mais la conception de la laïcité que nous avons présentée est démunie face à ces questions. On le voit au Canada, qui est une société multiculturelle, où se développe un débat qui pose la question de savoir jusqu'où on peut accorder non pas aux individus (la question ne se pose pas) mais aux organisations sociales actives en tant que telles le droit d'avoir des conceptions propres. Au Canada, la question de la femme a été cruciale. C'est toujours, d’ailleurs, autour du corps, de la famille, de la sexualité, de la gestion des affects et de la famille que ces problèmes se posent. On voit, en Angleterre par exemple, des organisations religieuses demander - et obtenir - que le droit de la famille, tel qu'il est produit par la Constitution, donnant à la femme la liberté de conscience, et l'étendant à l'usage libre de son corps et de ses maternités, ne s'applique pas en leur sein et soit remplacé par un droit de la famille spécifique. Le statut de la femme, dans ces organisations, se trouve donc dérogatoire au droit laïque et public reconnu. Question complexe parce que si la puissance publique peut ne pas céder et faire barrage, il est bien évident que la question fondamentale est : pourquoi ces organisations maintiennent-elles cette conception de la femme ? Au nom de quoi ? On pourra toujours dire que ces conceptions sont obscurantistes ; d'autres diront qu'elles protègent la femme d’un libertinage éhonté qui fait de celle-ci un commerce. Tout cela relève d'une casuistique, d'une analyse des cas, où il faut distinguer ce qui relève du droit absolu de l'individu sur lequel on ne peut pas transiger, et ce qui relève de la reconnaissance de la pluralité culturelle que l'on doit reconnaître dans une société. De même qu'on accepte la pluralité de la nourriture, celle de l'esthétique, ou bien celle des vêtements, on pourrait aussi accepter la pluralité du droit familial.

 

La multiculturalité est donc apparue très vite, bien avant que la question de l'Islam se pose. Les sociétés développées ont dû très vite affronter l'idée que ces sociétés dans lesquelles les Églises se manifestent, revendiquant quelque chose, sont des sociétés où il existe des groupes qui sont structurés autour de représentations différentes que l'on appelle des cultures. Cette manière de poser la question présuppose que tout est statique : les cultures sont données, avec leurs droits et leurs revendications. Le multiculturalisme n'inclut pas en lui la clause de la transformation et de la transformabilité interne des cultures. Or, les cultures sont faites, elles se défont et se refont. Et la laïcité, en ses principes abstraits, n'a pas les moyens d'affronter la question des différences culturelles, de leurs origines, de leurs statuts actuels, de leurs contradictions internes, de leurs évolutions, et celle du principe qui permet une évolution positive créant un véritable monde commun.

 

A. Tosel précise que, pour sa part, il ne défend pas une position multiculturelle parce que la multiculturalité, à la limite, conduirait à une société qui perd son unité, qui serait constituée d'îlots, d'agrégats, d'isolats, chacun défini une fois pour toutes avec une essence éternelle ; îlots, agrégats, isolats qui coexisteraient plus ou moins bien comme des différences jusqu'au jour où une différence, plus différente que les autres, mangerait les différences. Le multiculturalisme est une situation de fait qui ne garantit pas la laïcité, la coexistence pacifique des pluralités.

 

La laïcité se révèle, finalement, être un fil tendu. D'un côté, le droit qui reconnaît des individus libres et égaux ; de l'autre, des revendications multi-culturelles qui ne peuvent pas être acceptées. Telle est la difficulté de la conception individualiste et libérale de la laïcité qui s'accroît encore si on intègre dans notre réflexion la question de la nation : quelle que soit la force du droit, quels que soient les droits (liberté, égalité, fraternité) que le droit attribue aux individus, il y a bien une communauté d'appartenance qui n'est pas comme les autres, et qui, en France, s'est manifestée tout de suite, c'est la nation. Comment penser la nation en référence à une conception qui envisage une pluralité d'individus libres qui existent, qui décident de s'organiser, de créer une volonté collective ? On est passé, en France, d'une conception de la souveraineté du peuple qui repose sur la pluralité des sujets unis dans une même volonté, à une concrétisation /historicisation du peuple en nation française. Le peuple, qui est une multiplicité de sujets libres et égaux en droits, ce n'est pas nécessairement la nation française, qui a une histoire, qui est structurée avec des tensions internes, des classes sociales, des conceptions différentes. Le principe abstrait de laïcité, qui implique une grande méfiance à l'égard des appartenances, ne peut pas ne pas être interrogé par la question de l'appartenance nationale car il n'y a jamais recouvrement entre le peuple, constitué idéalement d'individus libres et égaux, et la nation où ces individus apparaissent pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des êtres concrets, pris dans des situations différentes : situations de classe, situations historiques, etc. Retenons de cette discussion, insiste A. Tosel, la nécessité de la territorialisation/concrétisation/historisation des hommes dans des communautés où les principes laïques ne peuvent pas être appliqués mécaniquement et déductivement. Et A. Tosel relève que la laïcité, de ce point de vue, dans la mesure où elle défend la nation, hésite toujours pour savoir si elle défend la nation en tant que peuple pensé comme société d'individus libres et égaux, ou si elle défend une nation qui est une réalité historique, non idéalisée (comme l'a fait Renan). C'est ainsi que la même école laique qui a formé des citoyens mûs par les principes d'égale liberté les a vus, en 1914, se transformer en soldats, « bons petits soldats » prêts à sacrifier leur vie pour la nation. La laïcité peut bien hésiter entre le peuple et la nation, mais, en certaines circonstances, elle ne peut pas ne pas se « nationaliser », et alors se pose la question de savoir quelle est l'orientation de la nation ; va-t-elle du côté de la justice et de la prospérité pour tous ? Se laisse-t-elle aller vers d'autres tentations ? La nation, en nationalisant la laïcité, peut alors lui faire perdre son beau caractère de pluralité d'individus libres et égaux et l'emporter dans les tourments de l'histoire. Cela ne veut pas dire que la nation est une mauvaise chose. Elle existe, c'est un fait, mais la question est de savoir quelle nation ? Quel chemin suit-elle ? En 14, dans le contexte de la guerre, on a vu une unité extraordinaire entre les laïques et les catholiques, chaque "camp" appelant l'autre à lutter pour la reconquête de l'Alsace et la Lorraine, pour l'affirmation de la francité contre le mauvais germanisme, au nom de la vraie civilisation. La laïcité n'avait pas suffit pour éclairer les esprits, pour éviter le carnage et le déploiement de la barbarie intérieure. La tragédie se répétera, multipliée par dix, en 40, lorsque la nation allemande, renonçant à tous les principes de liberté et d'égalité, développera la théorie de l'appartenance exclusive non tempérée par les principes de liberté et d'égalité : théorie de la domination absolue du peuple, communauté de sang et de race, peuple des seigneurs, appelé à dominer la terre et à faire aux autres la place de subalternes, c'est-à-dire, au fond, une nation de colonisateurs absolus. Cette séquence montre qu'il faut être extrêmement prudents lorsque nous revendiquons pour nous-mêmes la notion de civilisation et que nous stigmatisons la barbarie des autres. En effet, l'opposition civilisation-barbarie est équivoque ; celui qui l'a convoque se met toujours du bon côté ; on est toujours le barbare de quelqu'un. Dire cela n'est pas justifier Daech, mais indiquer que ces questions sont complexes.

 

La laïcité, donc, est difficile, et elle ne peut pas ne pas l'être. Elle a connu deux formes de dérive. Celle d'une laïcité/nationalité autoritaire, sorte de religion politique de la nation (avec ses monuments, ses prêtres, ses textes sacrés, ses cimetières, toutes choses respectables), demandant obéissance à une communauté supérieure aux autres, imposant aux jeunes français l'obligation absolue de se sacrifier pour la nation. Cette dérive se trouve menacée de l'intérieur par ce qu'on pourrait appeler le laïcisme, à savoir cette idée que la laïcité peut servir des formes de politique qui sont l'équivalent de religions politiques. Le nationalisme, par exemple, qui repose sur la distinction fondamentale Nous/Eux, devient une religion politique. Cette laïcité autoritaire a été antireligieuse. L'autre dérive est la laïcité d'accommodement. C'est ainsi que les canadiens, pour reconnaître le multiculturalisme, sont à deux doigts d'accepter qu'il y ait une pluralité des droits de la famille à l'intérieur de la même communauté nationale, avec une droit de la famille qui fait problème en ce qui concerne le statut des femmes. Il y a là un accommodement contradictoire avec les principes, en tous les cas les nôtres. Nous avons aussi nos accommodements : l'Alsace et la Moselle sont toujours sous le régime du Concordat. Jean Bauberot a pu parler, pour la France, d'une « catholaïcité », qui a peut-être évité des conflits gravissimes, mais qui tordait les principes. La laïcité d'accommodement peut, ou bien favoriser la religion dominante avec qui on a fait la paix après lui avoir imposé la laïcité, ou bien favoriser, par souci de compensation, et dans une sorte d'effet de balancier, des religions qui émergent et qui, au nom de leur droit de communauté, demandent à être reconnues. Accorder le droit de culte est une chose ; accorder la reconnaissance du statut des femmes en est une autre. Où passe la limite ? Est-ce que la limite est d'interdire le petit voile dans les écoles ? Ou est-ce que la limite c'est quand un lycéen ou un étudiant se lève quand on explique Diderot ou Spinoza pour dire qu'au nom de la vérité de son Dieu, qu'il prétend posséder, il voit là un blasphème ? Pour dire que la liberté de penser s'arrête là où commence le droit absolu de la religion de posséder la vérité absolue ? A. Tosel indique qu'en ce qui le concerne il n'aurait jamais fait sortir de classe une jeune musulmane parce qu'elle portait un voile, ce qui l'aurait fait partir de l'école publique, où elle avait des chances d'évoluer, et l'aurait possiblement soumise à des influences détestables. Dans l'autre exemple, par contre, il n'y a pas d'accommodement possible ! La difficulté est de savoir, quand on se trouve entre ces deux cas extrêmes et simples, où on va faire passer la limite.

 

 

 

La laïcité défiée - la laïcité est défiée, aujourd'hui, et de manière sans doute irréversible, par la réalité effective des sociétés multiculturelles où les capitaux, les informations et les hommes circulent. La question des sociétés multiculturelles est celle de la coexistence possible de populations définies par des appartenances différentes, et qui demandent le respect. L'acceptation de ces personnes ne relève pas tant de la laïcité que d'une compréhension un peu plus large des phénomènes historiques et de la mondialité capitaliste. Le multiculturalisme n'est pas une solution parce qu'il est une juxtaposition de différences. Les individus ont droit à la reconnaissance en tant que tels, et s'ils demandent en outre, dans le respect des lois, la reconnaissance de leurs traits culturels, y compris leurs traits religieux, ce serait une erreur de la leur refuser. La question est : comment faire vivre ensemble des gens différents ? A. Tosel emprunte ici à des théoriciens mal connus en France, tels les latino-américains Raúl Fornet Betancourt ou Enrique Dussel, qui vivent dans des sociétés multiculturelles, et ont essayé de penser le concept de dialogue interculturel en se demandant si, au fond, il n'y a pas possibilité d'organiser entre les individus une discussion réelle sur ce qui les réunit (lutte pour des conditions de travail, pour la reconnaissance de droits sociaux, pour la dignité...) tout en reconnaissant ce qui les distingue (le droit de pratiquer sa langue, d'avoir des coutumes particulières, de ne pas être infériorisé parce qu'on ne rentre pas dans le même moule...). Cette exigence interculturelle, -qui suppose que chacun accepte de discuter avec l'autre, -est difficile quand on affaire à des gens qui, -parce qu'ils se pensent rejetés et/ou sont confrontés à des situations intolérables, -considèrent que la vérité absolue est de leur côté, et rechignent à discuter avec d'autres en qui ils voient un ennemi. Et inversement, celui qui veut discuter avec eux, mais qui pense que, de toutes les manières, la civilisation occidentale et ses formes d'économie et de démocratie doivent être considérées comme un modèle universel, engage le dialogue à la manière des parents qui éduquent leur enfant à faire un pas, c'est-à-dire en maintenant l'autre dans une position de subalternité. Chaque fois que l'une des parties ne peut pas véritablement entrer dans la discussion, les conditions du dialogue culturel se trouvent piégées. Or, il faut être deux pour discuter.

 

A. Tosel évoque alors Marcel Gauchet pour qui le dialogue interculturel ne peut avoir lieu que sur la base de la reconnaissance totale de la mondialité telle qu'elle est par des populations qui y sont entrées de force et qui, au fond, ne font que réagir et n'ont qu'à s'adapter quand elles sont menacées par elle ; on comprend qu'ils résistent un moment, mais, à terme, ils deviendront comme nous... Ils deviendront quoi, d'ailleurs ?, demande ironiquement A. Tosel... « La mondialisation, dit M. Gauchet, est un défi identitaire pour toutes les sociétés parce qu'elle les oblige à se regarder à l'extérieur d'elles-mêmes au lieu de se contenter de l'identité interne avec laquelle elles étaient habituées. Dans les sociétés qui sont encore pétries de structurations hétéronomes, qui croient en Dieu, à un principe transcendant, qui ne sont pas dans l'immanence de la pluralité des vouloir-vivre, cette réaction identitaire emprunte le mode de la réaffirmation du religieux. » Texte intéressant et ambigu, dit A. Tosel, car il affirme que quelle que soit la légitimation des réactions il faut qu'elles s'alignent sur notre propre modèle, à savoir l'individu blanc, possesseur de droits, bon citoyen dans une démocratie supposée réaliser la liberté, l'égalité et la fraternité. Et surtout, ce texte n'accepte pas l'idée que nous-mêmes nous regardions de l'extérieur du point de vue des autres. C’est précisément ce genre d’affirmation que le dialogue interculturel doit mettre en débat. Chacun doit pouvoir remettre en cause l'ensemble des affirmations qu'il vit comme absolues, et auxquelles il se réfère ; aussi bien celui qui croit au caractère inévitable - et positif - de la mondialité que celui qui est dérangé par elle. A. Tosel estime dangereux de penser, comme M. Gauchet, que la mondialité finira par s'imposer à tous, à quelques secousses ou bouleversement ou massacres ou guerres près.

 

La laïcité, dans ce contexte, est obligée de se reformuler. Elle ne peut se borner à réaffirmer les principes abstraits ou les difficultés d'articuler l'individualisme des droits de l'homme et l'appartenance à la nation. L'universalisme de la laïcité, on le sait bien, a souvent été impérial ; et si les « missionnaires casqués », dont parlait Robespierre, n'existent plus aujourd'hui, il demeure, de par le monde, des structures qui rendent possibles des économies inégalitaires, où la pensée laïque et critique a du mal à se développer.

 

 

 

A. Tosel veut poser, pour terminer, une question difficile. Nous faisons, au fond, comme si les autres n'existaient pas ; comme si la modernité, avec ses formes économiques et démocratiques, était un destin accompli ; comme si elle aura, à quelques soubresauts près, une puissance d'assimilation totale. Or, il est permis d'en douter ! Les penseurs latino-américains (notamment Enrique Dussel, déjà cité, et Anibal Quijano) sont utiles à cet égard, en nous rappelant que la constitution des sociétés modernes s'est faite dans l'élément d'un affrontement entre nous et les autres. On ne peut pas séparer la mondialité/modernité d'aujourd'hui de sa constitution/histoire interne en tant que centre expansif du monde qui ne peut se penser comme centre, comme intérieur du monde, comme noyau et essence du monde, que dans la mesure où cette expansion va créer, face à elle, d'autres mondes qu'il lui faut absolument assimiler. L'universalisme de la mondialisation porte en lui un côté obscur, qui lui colle à la peau, en ce que ce système ne peut se penser comme système et comme centre que parce qu'il produit ses extérieurs comme extérieurs, comme non-centre, comme périphéries. C'est dire que la question de la colonisation n'est pas seconde. Nous sommes, certes, sortis de la colonisation, et dans des conditions parfois difficiles (ce fut le cas pour nous, en France), mais nous ne sommes pas sortis, par contre, des catégories de la colonialité. Et là, les penseurs latino-américains, quand ils disent que l'universalisme occidental doit entreprendre l'autocritique de la dimension de colonialité qui l'affecte, font une contribution qu'André Tosel trouve remarquable. Colonialité, cela veut dire que, finalement, aujourd'hui encore, il y a toujours « nous » et « eux ». Il y a le centre expansif (nous) et les périphéries (eux) ; les « eux » n'ayant de chances que s'ils deviennent « nous »; et « nous », évidemment, n'avons rien à apprendre d'« eux ». Nous sommes là, -A. Tosel insiste, -dans la logique du conflit identitaire (reproduire la différence entre « nous » et « eux »), qui n'est pas celle du conflit social (qui raisonne en termes de groupes sociaux ou de classes sociales).

 

La laïcité ne peut se reformuler dans un monde multiculturel mondialisé que si, effectivement, elle intègre en elle-même la critique des catégories de la colonialité qui fait de l'autre toujours un inférieur, dont on n'a rien à apprendre, quelqu'un de subalterne. Tosel signale pour terminer le très beau livre de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, où celui-ci montre que la colonialité a toujours pour figure antonyme, face au « civilisé », celui qui est « en-dessous », qui est un damné, un damné de l'intérieur, un damné de la terre. Or, cette catégorie de damnation historique vaut encore pour les enfants des banlieues, dont les parents peuvent venir de ce monde-là, et qui peuvent avoir l'impression que quoi qu'ils fassent ils sont et demeurent les héritiers des damnés. Sauf à être impuissante à gérer les situations de violence, ou de refus de discussion, la laïcité doit donc se décoloniser elle-même de l'intérieur ; elle doit éviter de tomber dans le fanatisme d'une civilisation qui reconnaît la liberté de penser et la laïcité, mais en en faisant un modèle auquel on doit s'identifier, sans laisser à l'autre d'espace de création et de positivité. Il ne s'agit pas, souligne A. Tosel, de rejeter les droits de l'homme et le principe de laïcité, mais de voir que l'universalisme, étant toujours susceptible de devenir impérial, -c'est-à-dire de ne pas reconnaître des différences autres que sa propre différence à lui, -peut être accusé par les autres, -dont il nie la différence, -d'être la différence des puissants. L'universalisme, qui est et demeure le différentiel de la puissance, doit se transformer en pluriversel, c'est-à-dire inclure en lui-même des clauses de transformation et de modification de la pluralité des formes (économiques, démocratiques, etc.) où l'acceptation des droits de l'homme et du citoyen soit intégratrices de ce que chaque culture a à apporter.

 

La radicalité du principe de laïcité et sa difficulté d'application dans le contexte d'un même monde disparate avec des inégalités extraordinaires qui empêchent la multiculturalité d'aller vers l'interculturalité, suscitent la réapparition du principe de la différence historique. Il y a donc deux histoires du monde moderne : l'histoire de son affirmation en tant que monde moderne, et celle - secrète et obscure - qui fait que ce monde moderne n'a pu se constituer et s'affirmer comme tel, après même la colonisation, que par l'extériorisation de l'autre, par la colonialité, une colonialité post-colonisatrice. Les enseignants rencontrent ces problèmes dans les classes. Comment faire d'une classe un espace interculturel ? C'est encore possible, mais à quelles conditions ? La politique de la nation va-t-elle dans ce sens ? Ne va-t-elle pas plutôt dans celui de la guerre ? Dans celui de la guerre des civilisations ? Cette idée, qui est devenue une idée du sens commun, et que renforce la présence des autres sur notre territoire, est catastrophique. C'est une prophétie qui peut s'autoréaliser. On pourra alors se faire du souci sur ce que peut devenir notre civilisation.

 

 

 

Daniel Amédro

 

(d'après un enregistrement audio)