André Tosel
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Quel avenir pour la pensée néoconservatrice ?
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Rencontre de la Pensée Critique du 25 novembre 2015 :
Que faut-il entendre par pensée néoconservatrice ? André Tosel juge indispensable de commencer par un rappel historique. Nous sommes entrés, depuis le début de la mondialisation, dans une période où les trois grandes idéologies ou conceptions du monde qui avaient marqué la modernité ont complètement changé de configuration. Jusqu'au début des années 50, il y avait, en gros, trois conceptions du monde qui correspondaient à des pratiques, à des politiques et à des philosophies : l'idéologie libérale, l'idéologie conservatrice ou réactionnaire et la conception du monde socialiste.
L'idéologie libérale est celle qui affirme qu'il faut mettre en place une économie de marché fondée sur la liberté du sujet ; qui implique l'industrialisation ; où les individus sont supposés libres et entrer dans des relations sociales où leur liberté est compatible avec la contrainte du rapport social. Cette idéologie libérale donne beaucoup à la responsabilité et à la liberté, et a été, pendant un certain temps au moins, compatible avec les formes politiques qui promeuvent les droits de l'homme, la liberté, l'égalité et la fraternité ; cette dernière bien moins que l'égalité, certes ; et l'égalité elle-même moins que la liberté. Idéologie qui impliquait aussi, au niveau institutionnel, les élections libres, le respect des minorités, l'alternance politique, la prise de distance avec la dictature donc. Cette pensée, qui s'est formée au XIXè siècle, est celle de Tocqueville, par exemple.
L'idéologie conservatrice ou réactionnaire s'est formée après la Révolution française. Elle était réactionnaire au sens où elle n'acceptait pas l'action bouleversante de la Révolution française et elle a développé tout une vision du monde qui consistait à dire que, d'une certaine manière, ceux qui voulaient mettre en place un monde fondé sur la pluralité des sujets libres avec une nouvelle économie et un système constitutionnel débarrassé des privilèges et des despotismes étaient en train de préparer un monde dans lequel la fin des vieilles traditions, de la religion, de la monarchie, des corporations, des corps constitués ne serait pas nécessairement un progrès ; les réactionnaires proposaient de revenir en arrière en disant qu'au fond, avec toutes ces promesses de libertés, on ne faisait peut-être que changer de servitude. La force de la pensée conservatrice a été, au fond, de dire qu'il ne suffit pas de penser le rapport social à partir de l'individu libre, et qu'il y a une objectivité, un poids des rapports sociaux qui ne peut pas être dissous dans la liberté comme se l'imaginaient les modernes. Elle préconisait donc de retourner en arrière et d'annuler ce qu'avait apporté la Révolution française.
Au milieu du XIXè siècle, se forme, après des débuts assez difficiles, une idéologie socialiste qui se bat sur deux fronts : elle n'accepte pas la critique du monde moderne et du triptyque républicain que font les conservateurs, mais - et, là, elle leur emprunte - elle affirme en même temps que le nouveau rapport social fondé sur la liberté, la pluralité des sujets et le contrat de travail cache, en réalité, des rapports sociaux qui sont des rapports d'exploitation, qui impliquent la soumission du travail sous le capital, de sorte que, d'une certaine manière, la liberté ne pouvait pas apporter tant de richesses que cela, accaparée qu'elle était par une minorité. Il convenait donc que le peuple, désormais identifié aux ouvriers, à la classe ouvrière, se réapproprie ce dont il avait été privé par un processus révolutionnaire ou réformiste.
Ces trois idéologies se sont disputé le primat de 1789 jusqu'à 1870. Il y a eu des mix, des mélanges. On a vu les socialistes soutenir les libéraux contre les conservateurs. On a vu les libéraux, quelques fois, s'appuyer sur les conservateurs, surtout en 1848, quand le nouveau mouvement ouvrier fait apparaître la possibilité d'une autonomie du monde du travail qui veut se réapproprier la production. Or, pour les libéraux, on peut parler de tout, mais il n'est pas question de revenir sur l'appropriation privée des moyens de production, qui est sacrée. À cet égard, la lutte contre le mouvement ouvrier a été permanente, et continue toujours, même sous le régime néolibéral.
Au XIXè siècle, la société entre dans une crise organique. Il faut entendre par là que la classe bourgeoise, qui, jusqu'alors, avait été assimilatrice, qui avait réussi à élever de larges couches sociales à son niveau, par l'éducation, par les promesses de liberté, d'égalité, et même de réformes sociales du travail, cette classe bourgeoise pense qu'il faut qu'elle continue à accumuler et à produire en maintenant les ouvriers dans la soumission sous le capital. La date fondamentale qui fait entrer dans cette crise organique c'est 1870. N'oublions pas, à cet égard, que la IIIè République commence avec le massacre de la Commune. Quelle qu'ait été la volonté réformatrice de ceux qui ont succédé aux bourgeois libéraux, il n'a jamais été question de transformer véritablement le monde du travail. Les socialistes, avec Jaurès, ont essayé de le faire ; les radicaux socialistes, qui ont remplacé la bourgeoisie libérale, ont accepté des réformes, beaucoup plus que leurs prédécesseurs, mais le verrou du maintien de la soumission ouvrière n'a jamais été levé, et il ne sera jamais levé, pas plus aujourd'hui qu'hier. Cette bourgeoisie libérale qui est entrée dans sa crise découvre qu'elle a le monde à conquérir, qu'il faut faire des affaires, constituer le marché mondial. Elle entre donc, pour les plus forts des États-nations qui la constituent, dans une période d'extension coloniale et impériale. Période qui se terminera par la guerre de 14-18. Cette dernière n'est pas l'œuvre des conservateurs. Ce n'est pas non plus l'œuvre des socialistes. C'est l'œuvre des bourgeoisies libérales éclairées, qui envoient les prolétariats se massacrer pendant quatre ans. Dans ces conditions, on peut bien dire que cette guerre de 14-18 montre que les rapports de violence, de concurrence et de conflit sont tels qu'il ne peut pas y avoir une assimilation dans la coopération. Le conflit mène à la guerre.
De 1917 à 1989, on va assister à une modification de ces trois idéologies. Après la guerre, la bourgeoisie a compris qu'il fallait lâcher du lest, faire quelques concessions, mais sans aller, toutefois, jusqu'à empêcher une nouvelle guerre contre l'Allemagne. Souvenons-nous : plutôt Hitler que le Front populaire. L'idéologie conservatrice, quant à elle, s'est modifiée dans le sens de la guerre et de la violence. Pour sortir de ce qu'elle jugeait être les impasses de la démocratie, elle a créé quelque chose qu'elle n'avait jamais envisagé : un social-nationalisme ou un national-socialisme. Et il y a eu ce grand moment où l'on a vu les élites libérales accepter, malgré tout, le fascisme. En même temps, -radicalisation pour radicalisation, -la tradition socialiste devient communiste dans la suite de la Révolution de 1917, et elle tente, sans y parvenir, de donner aux travailleurs un pouvoir dans la production. Elle tente en outre, sans y parvenir non plus, sans pouvoir même éviter une certaine forme de dictature, de créer un nouveau système politique dominé par l'unicité du parti et des formes politiques. Enfin, elle tente, et toujours sans succès, d'imposer une conception du monde qui s'unifie et qui devient ainsi despotique. Il faudra la guerre de 45 pour qu'advienne une nouvelle donne.
On a pu croire que de 1945 à 1975 quelque chose allait recommencer qui aller donner des idéologies normales : un libéralisme voulant la paix sociale ; des conservateurs qui, étant humiliés et détruits par les horreurs de la guerre 39-45, ne seraient pas acceptés par le nouveau système ; et des socialistes et des communistes obligés de faire malgré tout alliance pour donner au monde du travail sinon la possibilité de gérer la production du moins celle de participer à la justice de la distribution. De fait, c'est ce qui a prévalu jusqu'aux années 1975.
Aujourd'hui, après Thatcher, Reagan et la chute du mur de Berlin, nous n'en sommes plus là. Il y a eu une modification dans la distribution des idéologies. Le libéralisme est devenu néolibéralisme, c'est-à-dire qu'une autre classe dirigeante, qui a toujours la propriété des moyens de production, se transnationalise et est obligée de redéfinir l'État et la nation ; elle s'engage dans une extension mondiale qui ne passe pas par le vieux colonialisme ou le vieil impérialisme, et elle bénéficie pour ce faire de rapports de forces extrêmement favorables, mais elle se trouve toujours prise dans la même contradiction : comment assimiler le monde du travail ? Et la crise va réapparaître.
Dans le même temps, la tradition socialiste ou communiste s'est effacée ou, en tous les cas, a subi une lourde défaite. Les socialistes ont été intégrés par le néolibéralisme, on le voit bien aujourd'hui. Les uns et les autres n'ont pas de différences fondamentales si ce n'est, pour les seconds, quelques insistances sur des questions sociétales. La tradition communiste a beaucoup de peine à se reformer, à digérer l'échec du communisme et à reformuler ses propres conceptions.
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Du côté du conservatisme, il n'y a pas aujourd'hui de tentation nazie ou fasciste, mais on voit réapparaître, dans la modification du courant conservateur classique, des conservateurs nationalistes qui représentent non pas la grande bourgeoisie mais des petits employés, des nostalgiques de l'Ancien régime ; des gens qui, sous le coup de la crise, ont vu leur monde voler en éclats, et qui refusent tout à la fois la mondialisation et l'Europe. Leur conception du monde a pour axe fondamental non pas une société multinationale et transnationale mais une société qui voudrait protéger l'État-nation et tenter de se replier sur elle-même pour protéger les emplois qui ont été détruits ; une société qui, d'une certaine manière, a beaucoup de peine à accepter l'altérité. Si l'altérité signifie la mondialisation (et la mondialisation l'altérité), c'est une altérité qui détruit. L'idéologie néoconservatrice va prendre la forme d'un nationalisme raciste et xénophobe dont il faut comprendre les raisons. Elles sont profondes, elles ne naissent pas de rien.
André Tosel précise ici que malgré des différences qui ne peuvent pas être niées, néolibéraux et néoconservateurs doivent être rangés du côté du même camp conservateur. Les libéraux, certes, veulent réformer ; réformer encore et toujours ; réformer le travail, l'entreprise, tous les rapports sociaux ; ils parlent en termes de mouvement, certes, et non de nostalgie du passé ; mais, pour autant, ils sont profondément conservateurs dans la mesure où la seule chose qu'il s'agit, pour eux, de ne pas changer c'est le système d'exploitation. Ils sont conservateurs en ce qu'ils veulent reproduire de manière élargie le système économique qui les fonde et inventer les nouvelles formes politiques et culturelles qui permettront de faire consentir la population à ce système ; qui permettront de faire apparaître le système sinon comme universel du moins comme mondial, cosmopolitique. André Tosel soutient donc qu'il y a deux formes de néoconservatisme aujourd'hui : le néoconservatisme néolibéral qui parle le langage du mouvement, qui pousse à des transformations radicales, qui est prêt à inviter les dominés à participer à des formes politiques nouvelles, mais sans changer les rapports d'exploitation ; et le néoconservatisme nationaliste et xénophobe, qui réagit à la violence de la mondialisation sous ses formes diverses par la reformulation d'un populisme qu'il faut prendre très au sérieux.
Deux ou trois traits de cette idéologie néolibérale paraissent intéressants et importants, ajoute André Tosel, parce qu'ils peuvent faire le pont entre les deux conceptions du monde, et créer des dangers et des périls particuliers. Il faut donc les envisager avant d’aborder plus en détail la pensée néoconservatrice.
Ce qui est intéressant dans le néolibéralisme, ce n'est pas simplement le fait qu'il reproduit les mécanismes d'exploitation du travail et de domination de la force de travail ; ce n'est pas simplement le fait qu'il soumet la classe ouvrière à un processus de fragmentation et de mise en concurrence par la question de l'immigration ; c'est la manière dont le libéralisme s'organise. Il a trois propriétés essentielles. 1) Il repose sur une concurrence généralisée qui 2) induit dans l'entreprise une économie de mobilisation générale en même temps 3) qu'elle la rend relativement indifférente aux dégâts qu'elle peut produire, aux malheurs du monde et de la planète.
La concurrence excède maintenant largement le monde de l'entreprise, et est devenue, quasiment, un principe général. On constate une généralisation, une universalisation du principe de la concurrence qui est inscrit dans la vision de l'homme néolibérale. Les services publics (transports, énergie, l'école même) sont dénationalisés ou dépublicisés au nom de la concurrence. La concurrence devient une manière de vivre, une éthique, une morale, une forme subjective d'exister. Il y a une subjectivation par les individus de la concurrence qu'on observe très bien dans l'idéologie dite du management. Quand on a la chance, aujourd'hui, de travailler, on doit "donner sa vie" à l'entreprise ; étudier au maximum ses capacités et sa responsabilité pour être rentable et productif ; se juger soi-même et intérioriser les jugements de l'entreprise pour s'évaluer et, le cas échéant, accepter son élimination si cette évaluation est négative. La concurrence, loin d'être seulement la manière d'organiser l'économie, devient donc un principe d'identification subjective, un principe spirituel d'organisation de la vie. L'autre devient celui avec qui on coopère dans un contexte de conflit. Faire mieux que lui, gagner plus que lui, l'emporter sur lui. On comprend que la tradition socialiste ait subi l'échec qu'elle connaît. Sa dimension de coopération et de solidarité, qui était portée dans les collectifs de travail et dans les syndicats, est touchée gravement. On fait maintenant apparaître la solidarité comme un principe irrationnel. La rationalité c'est la concurrence. Concurrence de soi-même avec soi-même. Tout devient une entreprise. L'entreprise devient une institution totale, touchant les services publics, l'hôpital, les transports, la santé et l'école aussi.
Deuxième trait : l'entreprise exige la mobilisation permanente. Elle demande à chacun de donner le meilleur de lui-même, de se mettre au service de l'entreprise dans une posture quasiment sacrificielle, en présentant ce sacrifice comme étant une forme de réalisation de soi, de gestion de soi par la mobilisation totale de ses forces. Cette mobilisation générale va justifier les inégalités croissantes de revenus. Si on gagne plus, c'est qu'on l'a mérité. On ne peut que constater, à cet égard, que la caste transnationale est peut-être une des plus riches que l'histoire ait connues. Face à cette mobilisation générale, se développe la figure de l'homme de trop, de celui qu'on ne peut pas employer, qu'on doit licencier ; la figure de celui qui n'a pas de travail ou qui doit s'habituer à avoir un travail à temps partiel ; accepter d'être mobilisé à temps partiel, quand cela convient à l'employeur. Apparaît ainsi une force de travail très diverse, non seulement dans le cadre national, mais aussi à l'échelle internationale. Il va revenir aux États (qui, de ce point de vue, sont inscrits dans le système économique) de fixer les conditions légales et réglementaires sous lesquelles les travailleurs vont pouvoir passer d'un pays à l'autre et celles sous lesquelles l'exploitation va pouvoir avoir lieu. La circulation et la gestion intégrée de la force de travail créent la possibilité d'une gestion à une échelle globale et générale des différentiels de taux d'exploitation et de plus-value. Il en découle une aggravation des hiérarchies. À la classe transnationale fait face aujourd'hui une classe qui peut, certes, être qualifiée d'ouvrière, mais qui est très différenciée, entre celui qui a la chance d'avoir un travail à temps plein, celui qui est au chômage, celui qui n'a qu'un travail intermittent, l'étranger que l'on peut faire travailler à bas prix et renvoyer ensuite, et maintenant les réfugiés. La mobilisation générale prend la forme de la constitution d'une classe transnationale qui gère la fragmentation de la force de travail, la fragmentation du monde du travail, sa division, son hétérogénéité, de sorte que celui-ci a beaucoup de peine à contester, au nom de la justice sociale, le sort qui lui est fait, et encore plus de mal à faire son unité intérieure parce qu'il est mis en concurrence interne avec lui-même. Gramsci parlait à ce sujet de révolution passive. Il voulait dire par là qu'étaient créées les conditions pour que les masses puissent consentir à ce système qui fragmente et divise ; pour qu'elles soient mises dans l'incapacité de s'unir et d'avoir une influence sur les rapports sociaux ; neutralisées préventivement donc, et de manière durable. L'innovation technologique va ainsi être mise au service d'un projet qui implique que le monde du travail soit maintenu dans la subalternité.
Troisième trait : l'indifférence aux effets sociaux. À la différence des bourgeoisies anciennes, la caste dirigeante actuelle n'a pas beaucoup le sens de la responsabilité de ses effets sociaux. Elle ne vise que le court terme pour se reproduire de manière élargie, et les conséquences négatives de son action (fragmentation de la force de travail, multiplication des hiérarchies, inégalités...) lui sont indifférentes. Si chacun est invité, aujourd'hui, à être responsable de lui-même, la caste dirigeante actuelle n'est responsable, elle, de rien. La rationalité dont elle se réclame la dispense de tout compte à rendre. Voir, à cet égard, le traitement du problème écologique.
Deuxième forme de pensée néoconservatrice, donc, c'est celle qui est prise en compte politiquement, en France, par le Front national, mais pas seulement par lui. Celle-ci ajoute aux éléments déjà cités (mobilisation, concurrence, irresponsabilité) l'élément de la guerre. Cette pensée qu'on appelle populiste doit être prise au sérieux parce qu'elle ne concerne pas, aujourd'hui, que des nostalgiques de l'Ancien régime, catholiques réactionnaires opposés au mariage homosexuel. Elle concerne des éléments des couches populaires qui ont perdu leur travail ; qui sont dans une situation dramatique ; qui vivent un ressentiment à l'égard des pouvoirs publics, des forces politiques libérales, néolibérales et de gauche ; et qui n'ont pas d'autre débouché, actuellement, que de s'en remettre à ceux qui vont leur dire qu'on peut changer les choses, changer la donne.
Les thèmes du Front national. Il y a d'abord une critique de la mondialisation et du néolibéralisme. Mais une critique à blanc, qui passe de thème en thème sans jamais se stabiliser, et surtout sans jamais identifier les causes de la situation. C'est la faute à la mondialisation. Elle est capitaliste, peut-être. Elle est financière, sûrement. Elle se traduit par une circulation des capitaux à travers laquelle certains s'enrichissent tandis que d'autres sont frappés. Elle voit aussi des travailleurs venir chez nous, entrer en concurrence avec nous, menacer nos emplois et, au bout du compte, la nation. L'analyse se transforme ainsi en repli sur la défense de la nation que l'on dit avoir été abandonnée par tous. Ce qui menace c'est l'autre, qui peut être à la fois le système capitaliste, les banques, l'immigré qui prend notre travail et aussi le musulman. Il s'agit là d'un système de pensée extrêmement confus dans lequel il faudrait établir beaucoup de clarté pour comprendre ce qui se passe.
Le traumatisme social et politique, le sentiment d'injustice, l'impuissance, l'absence d'espérance, le ressentiment, et cette idée qu'il y a un peuple français qui se trouve menacé vont aboutir à toute une série d'élaborations que l'on trouve chez les auteurs à la mode, qui se présentent volontiers comme des rebelles, mais ne sont que des rebelles de luxe. C'est Zemmour, 500.000 exemplaires. C'est Finckelkraut, qui pleure sur l'identité française et nous appelle à résister à ce qui la détruit. C'est Soral aussi. Avec la complicité des médias de masse, ces auteurs répandent un sens commun de masse vécu comme étant évident. La nation ne peut être préservée que contre la mondialisation, contre l'Europe, contre les immigrés qui viennent prendre notre travail, contre les fanatiques islamistes. Retour à la bonne vieille nation, -que l'on idéalise car elle n'a jamais existé. Ce culte de la nation - véritable abcès de fixation - empêche de penser la réalité de la situation, ses mécanismes, ses contradictions. Les affects de tristesse, d'injustice, de colère empêchent de penser longuement, et on en arrive à s'en remettre à la première cause venue.
Que dit, par exemple, Zemmour dans Le suicide français : « aujourd'hui nous payons le laxisme qui a ouvert nos frontières... La question fondamentale n'est pas celle des rapports sociaux, mais celle de ce qui menace la France... C'est la concurrence avec l'étranger... » Ces auteurs, qui se présentent comme des rebelles, voient dans la pensée critique une pensée unique. Eux, défendent la vraie pensée et s'adressent au vrai peuple. Et on voit apparaître ici, indique André Tosel, une idée d'une grande toxicité, celle des deux nations. Il y a la vraie France, la bonne nation, celle qui est menacée dans son travail, celle de ceux qui sont victimes de la mondialisation, de l'Europe, de l'immigration, etc. ; et puis il y a l'autre France, celle des étrangers, des métèques, qui viennent nous prendre notre travail. Il faut sauver la France d'elle-même puisqu'elle est menacée de l'intérieur de division par la présence de la deuxième France. Ce thème des deux France, qui est extrêmement prégnant aujourd'hui, est extrêmement dangereux parce que c'est un thème de guerre civile.
Il ne faut donc pas séparer ce qui se joue du côté du néolibéralisme et de la concurrence et ce qui se joue du côté de la guerre civile possible. Ce qui unit ces deux cultures apparemment différentes c'est la violence du rapport social dans la concurrence, l'exaltation de cette dernière, l'exaltation des hiérarchies qui en découlent, de la fragmentation du monde du travail ; c'est aussi l'exaltation d'une justice sociale qui donne peu à beaucoup et beaucoup à peu. Cette idéologie nationale, nationaliste, xénophobe est une idéologie de guerre. Elle est polémique. Elle est polémologique.
Autre rebelle de luxe : Houellebecq, auteur de Soumission, roman qui nous dit que dans dix ans, vingt ans, la guerre civile menaçant, les immigrés musulmans se révoltant, il y aura des élections, et ce sera un islamiste modéré qui prendra le pouvoir ; il n'est pas si modéré que cela, mais il va faire illusion, et il va islamiser la France. Le professeur d'Université qui raconte l'histoire du livre va lui-même se convertir à l'Islam, sa femme portera le voile, il ne boira que du thé. On a osé comparer Houellebecq à Balzac ou à Zola !
Rebelle chic, bon genre, académicien : Alain Finckelkraut. On le présente indûment comme philosophe, alors que c'est plutôt un essayiste. Ce n'est pas Jean-Paul Sartre. Ce n'est pas Maurice Merleau-Ponty. Ce n'est pas Derrida. Ni Deleuze. Ni Foucault. C'est quelqu'un qui écrit bien. Il fréquente les mêmes thèmes que Zemmour et Houellebecq, et depuis très longtemps, avec l'élégance littéraire et rhétorique en plus peut-être. Il a été de ceux qui, comme Bernard Henri Lévy, ont estimé qu'il fallait faire la guerre en Lybie. Il a toujours soutenu une politique de confrontation directe avec l'Islam. Il développe le même discours que Zemmour et Houellebecq mais à un niveau plus rassurant pour les intellectuels, leur donnant l'impression qu'il sait de quoi il parle, ce qui est faux. C'est ainsi que jamais, chez Finckelkraut, le rapport social n'est mis en cause ; jamais les structures porteuses de la mondialisation, des rapports de forces, des transformations géopolitiques, des transformations de la subjectivité (cf. supra), ne sont remises en cause, sauf sous la forme d'un espèce de néokantisme larmoyant qui « ne mange pas de pain ». Chez lui, les choses sont dites sous une forme euphémisée. Finckelkraut, c'est Zemmour euphémisé. C'est plus sournois et plus dangereux.
Il faut aussi parler d'Alain Soral, dit André Tosel. Cet ami de Dieudonné, qui prétend être passé par le PCF (mais celui-ci ne trouve pas trace de son passage...), a écrit notamment Empire. L'empire c'est la banque ; c'est la finance qui détruit les nations et les États ; qui détruit la France. Il n'est pas anti-arabes. Avec ce nouveau rebelle, on passe à des positions anti-juives : autre "liqueur" excitante propre à mettre la confusion dans les esprits. On n'est pas loin, avec Soral, des thèses des Indigènes de la République, c'est-à-dire de ces gens qui critiquent la République qui empêche les femmes de porter le voile ou qui veut régenter les pratiques alimentaires des uns et des autres. À cette République-là, agressive, incapable d'être multiculturelle, il est normal de faire la guerre. Ici aussi les rapports sociaux et les rapports géopolitiques sont escamotés ; ici aussi on est dans la recherche du bouc-émissaire. L'autre, ici, n'est plus le capitalisme, le banquier, le financier ; l'autre des autres, on le connaît bien en France, c'est le juif ; qui dit la finance, dit les juifs ; c'est ainsi qu'on voit Alain Soral développer un antijudaïsme absolument féroce. Dans cette idéologie, la figure de l'ennemi n'est pas le musulman mais le juif. Cocktail qui peut prendre aujourd'hui du service en fournissant une philosophie, une conception du monde à ceux de ces jeunes de chez nous, de deuxième ou troisième génération, qui n'ont pas été assimilés. Cette nébuleuse du nationalisme xénophobe et raciste replié sur la France se trompe de combats. Il y a donc des néoconservateurs anti-arabes et des néoconservateurs anti-juifs.
Nous en sommes là. S'il n'y a pas un contrefeu, une capacité de réveiller la raison, de critiquer sans concession et de détruire cette idéologie-là ; s'il n'y a pas une possibilité de reconstruire la nation du côté national populaire, mais non pas en faisant comme si la France était seule au monde et comme si on allait pouvoir sortir de l'Europe ; si on n'est pas capable de faire cela, si on n'est pas capable de réimaginer ce qui s'est passé en 45, et de retrouver l'esprit du Conseil national de la résistance, il est évident que ce thème se répandra parce qu'il correspond, chez les gens qui souffrent et auxquels on n'apporte aucune solution, à des frustrations et à des besoins.
Nécessité absolue, donc, de mener une critique intellectuelle. La tradition socialiste et communiste, dans laquelle André Tosel se situe, est en crise parce qu'elle n'a pas développé suffisamment tôt et vite une capacité critique en ce qui concerne la mondialisation. Elle n'a pas développé suffisamment tôt une analyse de ce que sont devenus les nations et les États dans l'Union européenne. Il y a beaucoup de travaux, certes, mais ils sont maintenus sous le boisseau par les médias.
À côté de cela, on a réussi à faire passer pour des penseurs des gens qui n'en sont pas, qui ont juste une certaine habileté pour parler et pour écrire. Nous payons très cher le fait que nous n'avons pas une pensée qui articule une critique de l'Union européenne telle qu'elle est devenue et de ce que la nation est devenue ; non pas pour nous replier sur le nationalisme, mais pour comprendre que l'Europe, telle qu'elle est, ne peut pas continuer ; pour retrouver la nation, une nation national-populaire qui unifie tous ceux qui y vivent, immigrés compris. Au lieu de cela, nous avons droit, à toute heure du jour et de la nuit, à la pensée des Zemmour et consorts, qui ont le "courage" de dire que la France se suicide, qui se présentent comme des rebelles, des rebelles bien payés... Des rebelles de luxe...
Pour caractériser ce néoconservatisme, André Tosel ajoute aux trois traits déjà vus (concurrence, mobilisation, responsabilité) cinq traits nouveaux.
1) Il y a d'abord cette idée qu'il faut sacraliser la communauté dans laquelle on est. On peut parler de « religiosité politique », de religion politique identitaire de la nation qu'il faut défendre. Les mêmes peuvent défendre la laïcité ; mais de laquelle peut-il s'agir si on pense par ailleurs qu'il y a des formes collectives, des identités, qu'il faut maintenir comme elles sont, qui doivent être sacralisées ?
2) c'est une pensée fondamentalement manichéenne. Il y a le bien, il y a le mal ; le bon peuple, le mauvais peuple ; les vrais français, les faux français ; ceux qui nous envahissent et nous menacent, et ceux qui vont se défendre. Du côté du mal : les cosmopolitiques, les internationalistes, les capitalistes, les banquiers. Du côté du bien : les bons français de souche (les « souchiens » comme les appelle André Tosel !). La critique sociale est pulvérisée. Il n'y a plus que le bien et le mal.
3) L'identité est menacée. Chacun, menacé de perdre ce qu'il est lui-même, n'a comme seul recours que la fusion, la confusion avec la communauté d'origine (le sang et le sol), ce qui est contraire à la manière dont s'est fait notre pays, c'est-à-dire sur la base d'une communauté choisie dans laquelle il y a place pour la discussion, la délibération et la formation d'une volonté collective rationnellement exprimée.
4) On trouve dans cette pensée une opposition entre le social et le sociétal. Le social, c'est le vrai peuple, celui qui souffre, qui est menacé dans sa vitalité. Le sociétal, c'est le faux social, c'est le social pour les homosexuels, pour la libération des mœurs, pour les bobos. Il y a une haine des bobos (qu'il faudrait, par ailleurs, définir) dans cette pensée qui tient lieu de ciment comme si c'était le problème principal de la critique.
5) Le vrai peuple doit entreprendre un travail de purification et de défense ; et, si possible, faire la guerre. Ce thème de la guerre a fait des progrès absolument foudroyants en quinze ans. Ce vrai peuple, devenu minoritaire chez lui, est essentiellement communautaire. La France ne sera sauvée que s'il y a ce sursaut et cette purification ; que si apparaissent de vrais intellectuels qui annoncent la catastrophe et nous invitent à la conjurer ; mais ces intellectuels, allure André Tosel, ce sont des prophètes ! Et donc, intellectuels ils ne sont pas ! Car ce qui est passé à la trappe dans tout cela, c'est l'analyse, c'est l'intelligence. Spinoza disait : quelle que soit la violence des rapports que l'on vit, il y a un moment où il ne faut plus pleurer ni rire ; il faut comprendre.
André Tosel termine par deux remarques.
1) Sur le jeu infernal que jouent les médias dans cette affaire ; qui montent en épingle ces prophètes, faux intellectuels qui jouent les révoltés et les révolutionnaires, mais qui ne sont révoltés de rien et sont partisans du statu quo imaginaire d'une nation qui n'existe plus ; faux intellectuels qui, pratiquement et concrètement, nous empêchent de penser les conditions sous lesquelles la France pourrait exister en développant un mouvement populaire qui puisse influer sur la politique européenne et reconstituer un mouvement national populaire à hauteur des problèmes européens. Il faut dénoncer ce jeu des médias.
2) Il existe un trouble, un très grand trouble, au sein de la gauche, une grande difficulté à penser la situation actuelle ; en témoigne un penseur comme Jean-Claude Michéa, qui critique le néolibéralisme, et nous invite à reformuler une nation française, mais chez qui la question de ce qu'est devenue la nation au sein de l'Union européenne n'est pas analysée de manière satisfaisante. Le cas Michéa montre que le trouble dépasse largement les milieux dits conservateurs, et que la question de la communauté nationale à restaurer hante tout le monde.
Que pouvons-nous attendre du cosmopolitisme ? S'il s'agit de celui de l'Europe telle qu'elle est devenue, rien ! L'Europe que nous connaissons a détruit l'indépendance du peuple grec ; elle oblige toutes les nations qui la composent à intégrer dans leurs budgets des règles de rigueur imposées par le capitalisme transnational européen ; règles inapplicables, au demeurant. Si le cosmopolitisme consiste à accepter ce genre de politique qui détruit l'État-nation, il ne faut pas s'étonner qu'en retour de bâton nous assistions à la montée d'un nationalisme xénophobe et raciste. Face à ce cosmopolitisme qui, en quelque sorte, reste silencieux sur sa propre histoire (deux guerres mondiales, les fascismes, le stalinisme, les génocides), il faut mener des analyses à la hauteur de la situation. Ni nationalisme, ni cosmopolitisme donc. La reconstruction d'un mouvement national populaire suppose ni l'abandon du combat populaire ni l'enfermement dans une nation qui, de toutes les manières, a changé et changera encore. Comment conduire à la fois cette analyse et ces luttes ? C'est tout le défi auquel nous sommes confrontés.
Daniel Amédro
(d’après un enregistrement audio)