(Histoire populaire de la Côte d’Azur)
1890, premier « 1° mai » à Nice, Cannes et Grasse.
Triangle rouge ou brin d’églantine à la boutonnière, les délégués des syndicats de la Côte d’Azur déposent, ce jour-là, dans les mairies de Nice , Cannes et Grasse , une pétition demandant « la journée de huit heures , la limitation du travail des enfants, l’interdiction du travail de nuit ».
Par Philippe JEROME
Le 1° mai c’est, dans les entreprises, la première journée de l’année comptable durant laquelle sont remis à zéro les compteurs de l’emploi et des salaires. C’est donc cette journée (de l’année 1886) très symbolique de l’affrontement capital-travail qu’a choisi l’American Federation of Labour ( Fédération américaine du travail , AFL) pour appeler les travailleurs américains à la grève afin d’obtenir la réduction horaire de la journée de travail. Les syndicalistes arborent un triangle rouge (couleur de l’Internationale) sur leurs poitrines, ce qui représente le partage de la journée en huit heures de travail, huit heures de repos et huit heures de loisirs(1). Pour obtenir cette « journée de huit heures », revendication phare de l’Association internationale des travailleurs (AIT) onze mille manifestants défilent à Detroit. A New York ils sont vingt- cinq mille à participer à une retraite aux flambeaux. A Chicago quarante mille personnes font grève.(2).
Après ce 1° mai en demi-teinte, le mouvement de grève se poursuit. Le 3 mai, à Chicago, devant les locaux des Mac Cormick Harvester Works, alors que les grévistes se battent contre les briseurs de grève, la police intervient et tire, faisant de nombreux blessés et quatre morts. Furieux, l’ouvrier tapissier anarcho-syndicaliste Augustin Spies se rend à l’imprimerie du « Arbeiter Zeitung » tenue par son camarade Albert Parsons et tire un tract en anglais et allemand : « Revanche ! Aux armes travailleurs ! Depuis des années vous endurez les plus abjectes humiliations, vous vous épuisez au travail , vous offrez vos enfants en sacrifice aux seigneurs industriels.(…). Aujourd’hui que vous leur demandez de soulager votre fardeau ils envoient leurs tueurs vous tirer dessus. Nous vous exhortons à prendre les armes ! ». Il appelle à un rassemblement le 4 mai au soir à Haymarket Square.
« Trois mille personnes y participèrent. Tout se déroula pacifiquement. Puis comme l’orage se faisait menaçant et l’heure tardive, la foule commença à se disperser. Un détachement composé de 180 policiers s’avança pour demander aux orateurs de faire cesser la réunion. C’est alors qu’une bombe explosa au milieu des policiers faisant 70 blessés dont 7 allaient bientôt expirer. La police répliqua en tirant sur la foule faisant à son tour plusieurs morts et au moins 200 blessés. Sans même savoir qui avait lancé la bombe la police arrêta 8 responsables anarchistes de Chicago… » (2) .
Un an après un procès inique qui souleva l’indignation dans le monde entier, quatre des anarchistes – Albert Parsons, Augustin Spies, Adolph Fisher et George Engel – furent pendus. Louis Lingg, un jeune charpentier de 21 ans se suicida en cellule, les trois autres restèrent des années en prison. Aujourd’hui on ne sait toujours pas qui a lancé la bombe…
La conséquence principale de ces évènements fut la décision prise par le Congrès de l’AFL, à Saint Louis en décembre 1888, de faire du 1° mai , une grande journée revendicative des travailleurs. L’année suivante, plus précisément le 20 juin 1889, la II° Internationale, par la voix du français Raymond Lavigne propose « que soit organisée une grande manifestation à date fixe de manière que dans tous les pays à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent en demeure les pouvoirs publics de réduire légalement à huit heures la journée de travail… ».
Cependant, le mouvement syndical n’en est qu’à ses débuts, bien que sur la Côte d’Azur le sort des salariés ne soit guère enviable. La journée de travail se situe entre 10 et 12 heures, parfois plus, le repos hebdomadaire n’existe pas, les salaires sont bas et le chômage menace une fois la saison d’hiver terminée. Ce n’est qu’en août 1878 que, les premiers, les ouvriers menuisiers décident de s’organiser et créent à Nice une « association syndicale » forte de soixante adhérents. L’année suivante ce sont les maçons qui ont leur syndicat avec cent adhérents. En 1880 se créent les syndicats d’ouvriers-boulangers, de peintres en bâtiment, de commis et employés de restaurants, de tonneliers et de typographes , au total 340 adhérents et en 1883 à Nice celui des cochers. Cette année-là il y a huit syndicats à Nice et deux à Cannes, plutôt corporatistes et s’ignorant les uns les autres. Les conflits sociaux sont donc rares. Une trentaine de grèves ont lieu de 1860 à 1885 parmi lesquelles celle des terrassiers (1880) des menuisiers (1882) et des ouvriers du bâtiment (1885) mais le mouvement ouvrier semble stagner.
En fait le feu couve sous la cendre. Grace à des militants comme Frédéric Stackelberg qui évoluent en milieu hostile mais que rien ne semble vouloir abattre, les idées socialistes, anarchistes, marxistes pénètrent peu à peu dans tous les milieux sociaux. Et le 1° mai 1890 la question sociale éclate au grand jour ! Pour cette « première » de la fête internationale du travail les syndicalistes n’organisent ni grève ni défilé mais se rendent en délégation, sous une pluie battante, déposer dans les mairies de Nice, Cannes et Grasse, la pétition suivante : « NOUS DEMANDONS UNE JOURNEE DE HUIT HEURES POUR REPARTIR LES FORCES PRODUCTIVES ENTRE UN PLUS GRAND NOMBRE DE TRAVAILLEURS ET SUPPRIMER AUTANT QUE POSSIBLE LE CHOMAGE. NOUS DEMANDONS LA LIMITATION DU TRAVAIL DES FEMMES ET DES ENFANTS, L’INTERDICTION DU TRAVAIL DE NUIT ».
Le temps de comprendre la portée de l’évènement et la bourgeoisie locale réagit par la plume de Léon Garibaldi, le directeur du quotidien conservateur « L’Eclaireur » : « en réalité cette loi ne peut être souhaitée que par des gens bornés ou des paresseux. Sous quel prétexte restreindre la journée de travail des adultes, des hommes faits ? ». Comme en réponse, le 1° mai suivant, au restaurant Vergnolle, avenue Malausséna à Nice le menuisier syndiqué Broch proclame : « les travailleurs doivent s’unir pour faire triompher leurs revendications !». L’idée de créer un syndicat unifié fait ainsi son chemin jusqu’à la naissance en 1895 de la Confédération générale du travail (CGT) . La « fête internationale des travailleurs » va dès lors s’enraciner dans le paysage politique français.
La tragédie de Fourmies – l’armée tuant à coups de Chassepot dix manifestants pacifiques dont huit jeunes de moins de 21 ans à l’issue du défilé du 1° mai 1891- ne refroidit pas les ardeurs syndicales. D’année en année , à l’image d’une classe ouvrière qui prend conscience de son nombre et de sa force, les participants sont de plus en plus nombreux et déterminés .
Dans la bourgade ouvrière de Vallauris, par exemple, ce sont pas moins de 1500 personnes qui se rassemblent sur la place des écoles, le 1° mai 1909, à l’appel des syndicats des potiers, des engobeuses, des enfourneurs de poteries, du bâtiment , des boulangers et des charretiers. Le journal républicain « l’Avenir de Vallauris » raconte : « le cortège se forme et cette foule de travailleurs des deux sexes parcourt les principales artères de la ville en chantant l’Internationale. On se rend ensuite dans la spacieuse cour du café de France où est servi le vermouth d’honneur. Le citoyen Corporandy, président du syndicat des potiers ouvre la série des discours ».Le plus acclamé de ces discours sera celui du « citoyen Maffert » auquel il est offert « un magnifique plat peint à la barbotine par l’artiste Louis Bô » qui a inscrit au revers : « le prolétariat triomphant à son camarade Louis Maffert ».La journée se poursuit par un banquet républicain de deux cents cinquante couverts et jusqu’à cinq heures par une « partie récréative » .
Mais les travailleurs azuréens n’ont pas toujours été à pareille fête. La journée du 1° mai 1906 à Nice est ainsi particulièrement mouvementée. Dans une ville quadrillée par le 19° régiment d’artillerie, un cortège de plusieurs centaines de manifestants avec à leur tête Corbani, le secrétaire de la Bourse du Travail et Ansaldi le secrétaire de la Fédération des Syndicats, se forme dès 9h00, place Notre Dame. Leur premier but est de faire baisser le rideau aux grands magasins de l’avenue de la gare ( avenue Jean Médecin). Devant « Le Grand Paris » les manifestants sont attendus par des gendarmes. On se dirige alors vers le Cours Saleya , à la Préfecture où sera déposée , par trois jeunes manifestants la missive suivante : «Monsieur le préfet , les ouvriers de la ville de Nice, unis en ce jour pour affirmer leur solidarité et revendiquer par tous les moyens en leur pouvoir leurs droits, viennent vous prier de transmettre au gouvernement qu’ils seraient heureux de voir le Parlement voter la journée de huit heures ». Le défilé s’oriente ensuite vers la place Garibaldi puis une avant-garde se retrouve à la gare où , dans la salle des pas perdus , Pédinielli , le président du syndicat des traminots s’adresse à des employés du PLM : « camarades ! nos délégués nous ont dit de venir vous chercher, venez avec nous ! ». Repoussés par des artilleurs du 19° qui ont mis baïonnette au canon, les manifestants se retrouvent finalement sur le coup de midi à la Bourse du Travail place Saint François, non sans avoir fait fermer de nouveaux magasins. Mais sur l’avenue barrée par un peloton d’artilleurs à cheval une échauffourée met aux prises manifestants et policiers. Parmi les personnes emmenées au poste de police de l’Hôtel de Ville, plusieurs délégués syndicaux parmi lesquels François Poussea ( employé de commerce) et son frère Joseph ( peintre en bâtiment), André Leone ( menuiser) et un jeune de 14 ans ( !) Jean Borsotto, apprenti maçon. Dans son compte rendu du lendemain, le « Petit Niçois » a cette conclusion étonnante : « il faut féliciter la troupe du sang froid avec lequel elle sut agir(…) nous voudrions en dire autant de la police mais nous ne ferions qu’avec certaines réserves. Nous avons vu, en effet, des jeunes gens dont l’aspect n’avait rien de bien terrible traînés au poste de police et là entre quatre murs, passés à tabac… ».
Mais les coups les plus rudes portés au 1° mai sont idéologiques : les cortèges de manifestants se rétrécissent proportionnellement à la montée du chauvinisme guerrier, la plupart des syndicalistes basculant au printemps 1914 dans l’union sacrée. Le 1° mai 1914 est sans doute le plus triste de la période, le « Petit Niçois » se permettant même de titrer sur « des manifestations sans importance ».
Le temps du muguet et de son ruban rouge à la boutonnière (apparu pour la première fois à Paris en 1907 en remplacement de la fleur d’églantine, symbole du printemps) ne reviendra qu’en 1919 pour un défilé de la victoire : une semaine auparavant, le 2 avril, le Sénat avait, enfin !, ratifié la journée de huit heures !
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Cousu par les nazis sur la tenue rayée des déportés communistes, le triangle rouge est devenu après la guerre le symbole de la lutte contre l’extrême droite à l’initiative de la Fédération générale du travail de Belgique.
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A lire pour en savoir plus Une histoire populaire des Etats Unis par Howard Zinn (Editions Agone) Histoire du mouvement ouvrier français par Jean Bron ( Les déditions ouvrières)